Madmoizelle. Qu’est-ce qui vous a poussée à vous lancer dans ce projet ?
Sarah Barukh. Je suis restée pendant des années dans une relation violente sans me rendre compte qu’elle pouvait être dangereuse. Cela s’est accentué quand ma fille est née. Jusqu’à la dispute de trop où j’ai vraiment eu peur et réalisé que je ne voyais plus d’après possible en sécurité.
Je me suis enfuie en pleine nuit avec deux biberons, mon ordinateur et ma fille de 16 mois. Pendant quelques mois, je me suis réfugiée auprès de ma famille. J’avais honte et l’impression que je me retrouvais dans une situation à laquelle moi, j’aurais dû échapper, parce que j’ai fait de longues études, que je viens d’une famille plutôt aisée avec un papa médecin et une maman institutrice, je suis bien entourée, je travaille…
J’avais, surement comme beaucoup de monde, quelques clichés sur la représentation des femmes victimes de violences qui ne seraient pas forcément intégrées professionnellement ou socialement, ou encore qui seraient dépendantes financièrement.
J’ai alors eu besoin de comprendre qui étaient les femmes victimes de violences conjugales. Pendant mes recherches, je suis tombée sur des articles de faits divers ou sur des décomptes de victimes, mais je n’ai quasiment pas trouvé de papiers rendant compte de qui étaient réellement ces femmes, mortes de la violence de leurs compagnons ou ex-compagnons.
J’ai réalisé que si cela s’était mal terminé pour moi, ma famille aurait vécu une double peine : celle de ma disparition, mais aussi celle que je devienne un numéro parmi tant de féminicide, chassé ensuite par le suivant. Je n’ai aucun problème avec les statistiques, elles sont absolument nécessaires pour montrer l’étendue de la violence, mais je me suis donnée comme objectif d’humaniser celles qui sont derrière ces chiffres. De les incarner. Puisqu’on estime le nombre de féminicides en France à 125 par an, j’ai voulu retrouver 125 familles afin qu’elles me racontent qui était vraiment leur fille, sœur, mère… et non comment elles étaient mortes.
Pour partir, il faut être déjà extrêmement forte. Certaines avaient décidé de reprendre leurs études ou de se lancer dans un nouveau projet professionnel, d’autres avaient rencontré un nouveau compagnon. Elles étaient dans une lutte.
Sarah Barukh
Quel accueil avez-vous reçu des familles ?
Dans un premier temps, j’ai eu beaucoup de difficultés à les retrouver puisqu’elles sont invisibilisées comme les victimes. Et puis, j’ai eu très peur de ne pas être à la hauteur. La légitimité est venue lorsque ces familles ont immédiatement accepté de me parler et m’ont dit que mon projet était celui qu’elles attendaient.
Parce qu’elles n’en peuvent plus de répondre à des questions comme « êtes-vous sûr de n’avoir rien vu, rien raté ? ». Beaucoup m’ont remerciée après l’interview pour ce moment suspendu où elles ont pu parler de choses positives. Des détails de la vie qui font la singularité d’une personne auprès de ses proches : son plat préféré, ses qualités, les chansons qu’elle aimait, les anecdotes de son enfance…
Vous pensiez au début écrire vous-même ces 125 portraits : pourquoi avoir changé d’avis ?
En effet, je comptais faire ça seule. Mais j’ai très vite réalisé que je n’arriverai pas, avec ma seule plume, à garantir une singularité à chaque femme. J’ai alors contacté des personnalités, que je conçois un peu comme des ambassadrices, pour qu’elles écrivent chacune sur une femme grâce aux interviews que j’avais menées. Chaque victime racontée dans le livre, l’est ainsi avec un ton et un regard particulier, ce qui contribue à lui rendre une identité propre.
Au-delà de l’émotion qu’ils suscitent, ces portraits mettent en lumière une réalité encore trop souvent occultée : il n’y a pas de profil type de victimes de féminicides…
A vrai dire, je ne m’attendais pas à ce qu’il y en ait aussi peu. Comme je le disais, j’avais, surement comme beaucoup de monde, quelques clichés sur la représentation des femmes victimes de violences qui ne seraient pas forcément intégrées professionnellement ou socialement, ou encore dépendantes financièrement.
Or ces profils-là sont loin d’être la majorité. Ce sont des étudiantes, des militaires, des chercheuses, des vendeuses d’armes, des championnes d’équitation… Le seul point commun entre elles, c’est peut-être une forme de romantisme, tel qu’on nous le décrit dans la société : aimer à en perdre la raison, souvent de manière sacrificielle.
Il est très important de se battre aussi contre l’idée que ces femmes étaient faibles. Car les femmes sont tuées en général quand elles partent et décident de ne plus être la possession de celui qui pensait les posséder.
Pour partir, il faut être déjà extrêmement forte. Certaines avaient décidé de reprendre leurs études ou de se lancer dans un nouveau projet professionnel, d’autres avaient rencontré un nouveau compagnon. Elles étaient dans une lutte.
Nous avons chacun et chacune, à titre individuel, une responsabilité par rapport à l’éducation que l’on donne à nos filles et fils. L’école aussi a un rôle à jouer, puis plus tard les entreprises dans lesquelles nous évoluons.
Sarah Barukh
Vous souhaitez aussi changer les discours sur une autre idée reçue : les victimes de féminicides seraient forcément des femmes battues…
Parmi les victimes de féminicides, une grande partie d’entre elles n’avait jamais subi de violence physique jusqu’au jour de leur mort. Le seul point commun entre elles toutes, c’est la violence psychologique qu’elles subissaient. Le fait de vivre sous la menace et le contrôle.
Pourtant, la société elle-même continue de dépeindre les femmes en danger uniquement avec des bleus ou des fractures. C’est très important de faire attention au vocabulaire et aux images qu’on utilise parce que beaucoup de femmes sous emprise ne se reconnaissent pas dans cette description des femmes victimes de violence. Quand bien même elles le sont !
Dans votre ouvrage, on retrouve aussi des entretiens avec des juges, policiers, avocats ou psychologue que vous avez interrogés pour tenter de comprendre les schémas de l’emprise, mais aussi le rôle de la société dans ces féminicides : comment en finir avec ces derniers ?
Les solutions doivent venir de toute la société. Et il y a tellement à faire… Cela commence dès l’enfance. On continue de dire aux femmes qu’elles le deviennent le jour où elles ont un enfant ou quand elles se marient. De leur transmettre une vision du romantisme et de l’amour qui tient plus de la quête d’absolu que d’harmonie.
Nous avons chacun et chacune, à titre individuel, une responsabilité par rapport à l’éducation que l’on donne à nos filles et fils. L’école aussi a un rôle à jouer, puis plus tard les entreprises dans lesquelles nous évoluons.
Quant au système judiciaire, il manque évidemment terriblement de moyens. Par exemple, même si les délais sont améliorés pour obtenir une ordonnance de protection – on est passé à 6 jours – , ils restent trop longs quand on est en danger de mort.
De mon côté, entre le moment où j’ai porté plainte et celui où j’ai été convoquée par le commissariat, il s’est écoulé plus de 6 mois… Il y a aussi des problèmes de formation. En bout de chaine, il y a toujours un humain et on peut tomber sur un policier génial comme catastrophique. Il faudrait donc des brigades spécifiques qui seraient spécifiquement formées à cela.
Je pense aussi qu’on doit faciliter le travail des médecins en leur permettant de recueillir officiellement la plainte des femmes qui se confient plutôt que de devoir leur demander d’aller au commissariat. Parce que si on les laisse repartir, 9 fois sur 10, elles n’iront pas.
Enfin, il faut aussi s’occuper des hommes violents. Certains d’entre eux ne savent pas comment faire pour ne plus l’être et ont besoin d’un accompagnement, d’une thérapie ou de traitements.
Tous les bénéfices de l’ouvrage seront reversés à l’association de l’Union nationale des familles de féminicide (UNFF). Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
L’association a été créée en 2019 par des familles qui ont toutes perdu une personne proche dans un féminicide. Leur objectif est d’aider et soutenir les familles de victimes dans leurs parcours et démarches.
Parce qu’ils ont déjà traversé ça, ses membres connaissent les méandres et la violence des procès. Ils savent ce que c’est que de recueillir les enfants de la victime dans des conditions extrêmement difficiles. Ils connaissent aussi les complexités administratives et les situations ubuesques qui en découlent.
Comment faire, par exemple, pour les remboursements de soin des enfants, si c’est la mère décédée qui avait la mutuelle et que le père n’en a plus ? Ou si des enfants doivent aller voir un psychologue après l’assassinat de leur mère, mais que leur père a encore l’autorité parentale et qu’il refuse depuis la prison ? Toutes ces complications pratiques sont des violences supplémentaires pour les familles. L’UNFF les accompagne concrètement. C’est donc à cette association qui n’est pas forcément très connue que j’ai voulu reverser tous les bénéfices du livre.
*125 et des milliers, ouvrage collectif porté par Sarah Barukh, Harper Collins, 544 pages, 20 €.
Si vous ou quelqu’un que vous connaissez est victime de violences conjugales, ou si vous voulez tout simplement vous informer davantage sur le sujet :
- Le 3919 et le site gouvernemental Arrêtons les violences
- Notre article pratique Mon copain m’a frappée : comment réagir, que faire quand on est victime de violences dans son couple ?
- L’association En avant toute(s) et son tchat d’aide disponible sur Comment on s’aime ?
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
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