Split, de quoi ça parle ?
Anna, une cascadeuse de 30 ans tombe amoureuse de la comédienne qu’elle double. La série suit leur histoire d’amour à travers le cheminement d’Anna vers la sortie de l’hétérosexualité et celui d’Eve, victime d’inceste, vers la guérison.
Entretien avec Iris Brey, journaliste, critique et réalisatrice de Split
Madmoizelle. Iris Brey, vous êtres critique de cinéma et autrice de l’essai « Le regard féminin, une révolution à l’écran ». Après avoir étudié les œuvres des autres, qu’est ce qui vous a donné envie de réaliser les vôtres ?
Iris Brey. J’avais envie de raconter des histoires qui m’étaient propres et j’avais une assez bonne idée de quel genre de mise en scène j’avais envie de faire, d’essayer.
Avez-vous beaucoup cherché le sujet de votre série, ou l’histoire d’Eve et Anna s’est-elle imposée à vous ?
Dès le début, j’avais une idée assez claire de l’histoire que je voulais raconter. Je savais que je voulais faire une mini-série, avec une vraie fin. Je voulais écrire une histoire dans laquelle le fond et la forme feraient sens, et c’est comme ça que j’ai eu l’idée du split screen.
Le split screen est souvent utilisé comme motif pour raconter deux histoires alternées ou pour rajouter du suspens. Je me suis dit que cette ligne de séparation pouvait aussi être une ligne de réparation. Je suis partie de cette idée formelle pour réfléchir à cette histoire de dédoublement, d’image miroir.
Après l’avoir théorisé, quelle a été votre expérience de créer du female gaze ? Est-ce que cela ne s’est joué que dans la mise en scène ?
C’était important pour moi que ça s’incarne dans la mise en scène mais aussi dans la fabrication des images. Je voulais que mon équipe se sente regardée, que l’équipe du film soit impliquée. Ça a été un travail collectif pour faire aboutir une vision. Je me suis entourée de techniciennes et de techniciens féministes qui avaient envie de raconter cette histoire. De la même manière que j’ai choisi des actrices féministes qui avaient envie de défendre ce projet. Je pense que quand il y a une symbiose autour du discours politique, on peut commencer à faire des images qui vont ressembler à l’équipe. Je ne pense pas du tout qu’une œuvre de cinéma ou sérielle soit juste un·e réalisatrice.
Tout le monde modifie le texte qui a été écrit par leur vision, par la façon dont ils ont reçu les mots, par la manière dont les comédien·nes vont les dire, ça va me déplacer aussi moi. Même si parfois j’avais une vision très précise de ce que je voulais, il faut constament s’adapter. Cette image devient encore plus intéressante quand on a le regard des autres.
Dans la plupart des films et des séries, on retrouve le script de l’hétérosexualité. Les couples se rencontrent, font l’amour, échangent et sont représentés selon un schéma qui se répète et se ressemble. Est-ce qu’écrire un « script des amours lesbiens » a été effrayant ? Ou est-ce au contraire réjouissant ?
La série a été une grande liberté. C’est un peu la même chose avec les amours lesbiens : comme on a tellement peu de références, on dispose d’une très grande créativité dans nos manières de vivre nos histoires d’amour et nos sexualités puisqu’il n’y a pas de script pré-établi. Je trouve cela extrêmement joyeux.
Je pense que c’était la même chose pour tourner ma série : ne venant pas d’école de cinéma, j’avais une très grande liberté dans la manière dont je voulais construire les choses. J’ai travaillé avec des personnes qui elles, connaissaient bien l’écriture de scénario, la caméra. Ça m’a permis de réfléchir autrement et d’apporter d’autres manières de regarder le plateau et de fabriquer.
Je trouve que c’est quelque chose qu’on ne nous apprend pas du tout quand on grandit en tant que femme : savoir dire ce dont on a envie.
Eve et Anna communiquent beaucoup, parfois même sans forcément parler. Elles formulent les enjeux politiques de leur relation.
Oui. J’avais vraiment envie que le discours politique soit entendu, notamment dans la scène du bar où une colleuse explique de façon très pédagogique à Anna le lesbianisme ce que c’est que « sortir de l’hétérosexualité ».
C’est un discours théorique et militant qui n’empêche pas aux deux héroïnes de formuler leur désir. Je trouve que c’est quelque chose qu’on ne nous apprend pas du tout quand on grandit en tant que femme : savoir dire ce dont on a envie. J’avais envie de monter cette trajectoire là chez mes héroïnes, qui arrivent à dire ce qu’elles veulent, à regarder leur désir en face. Et en même temps, j’avais envie qu’il y ait une communication non verbale : qu’elles se regardent beaucoup, qu’elles s’écoutent beaucoup, qu’elles regardent le corps de l’autre pour comprendre leur état mutuel.
On va par exemple voir l’une des deux pleurer au moment de l’orgasme. Je trouve que ce sont des choses qu’on ne montre jamais.
Pour moi, le sexe est extrêmement chargé d’émotions. (…) C’est complexe, il y a beaucoup de choses qui ne peuvent se raconter que pendant cette intimité là.
Quels sont les enjeux des scènes de sexe et comment les avez-vous dirigées ?
J’ai travaillé avec la coordinatrice d’intimité Paloma Garcia Martens. C’était tellement important pour moi que ces scènes de sexe racontent quelque chose du couple, qu’il y ait une vraie progression. Je voulais montrer une femme qui n’a jamais vraiment déjà fait l’amour avec une autre femme, qui va pour la première fois faire un cunnilingus. Je voulais montrer ce que ça racontait d’elle, son déplacement à elle. Beaucoup de choses dans leurs sexualités révèlent leur état – l’état de leur histoire d’amour et leur état intérieur.
On va par exemple voir l’une des deux pleurer au moment de l’orgasme. Je trouve que ce sont des choses qu’on ne montre jamais. Pour moi, le sexe est extrêmement chargé d’émotions. Il y a plein de choses que l’on lâche dans cette intimité-là. Je voulais qu’il y ait du rire. Ce n’est pas quelque chose de lisse, de simple. C’est complexe, il y a beaucoup de choses qui ne peuvent se raconter que pendant cette intimité là. C’était vraiment important pour moi que la sexualité raconte l’intimité des deux personnages et pas seulement l’envie de baiser.
Je voulais que les premières scènes soient chargées de ce désir de découvrir quelqu’un pour la première fois.
Ensuite, je montre plutôt le sexe quand on commence à mieux connaitre le corps de l’autre, comment on peut aussi accéder à une autre intimité si on se regarde vraiment quand on fait l’amour.
Pour autant, cette charge émotionnelle n’enlève rien à la sensualité des scènes de sexe.
Je voulais que les scènes de sexualité soient érotiques et qu’on montre à quel point ce désir peut être puissant. Je voulais que les premières scènes soient chargées de ce désir de découvrir quelqu’un pour la première fois. Ensuite, je voulais montrer comment, quand on commence à mieux connaître le corps de l’autre (moi j’imagine qu’elles ont fait l’amour plein d’autres fois entre les épisodes, rires) comment on peut aussi accéder à une autre intimité si on se regarde vraiment quand on fait l’amour.
J’aimerais revenir sur une scène précise. À un moment, Anna demande à Eve si le fait qu’elle soit lesbienne et qu’elle ait fait son coming-out tôt est lié au fait qu’un homme l’ait violée. Cette question peut d’abord choquer mais finalement, elle mène à une discussion salutaire entre les deux femmes et les rapproche encore plus.
Je voulais qu’Eve soit d’abord heurtée par cette question – « Est-ce que ton agression sexuelle fait que tu es lesbienne ? » – mais ensuite qu’elle y réfléchisse et qu’elle se dise « peut-être que oui, peut-être que non mais ce dont je suis sûre, c’est que je suis heureuse d’être lesbienne ».
J’aimerais ouvrir la conversation. Je trouve qu’on nous a tellement répété qu’on était nées lesbienne, qu’on le savait depuis l’enfance… On ne questionne pas la construction des sexualités et du désir. Pour moi, plein de facteurs sont à prendre en compte dans une sexualité mais il ne faut absolument pas rejeter le fait qu’il y a un contexte social, familial. Il y a aussi tous les non dits familiaux, tout ce qui a été transmis de génération en génération, et aussi des évènements qui nous arrivent.
Je sais que c’est un discours assez peu entendable car il y a eu tellement de thérapies de conversion, la communauté LBGTQIA+ a tellement souffert de ça… Mais je voudrais qu’on réintroduise du dialogue là dedans et qu’on puisse se dire, oui, le fait d’avoir été agressée peut nous donner envie du corps des femmes.
Moi, je pense que mon lesbianisme est en très grande partie lié au fait que j’ai été incestée. Je sais que c’est tabou de le dire, mais c’est important. Oui, ma première relation à la sexualité a été une effraction de mon corps par le corps d’un homme de ma famille. Donc, pourquoi je n’aurais pas envie d’aller vers le corps des femmes et avoir une sexualité qui, selon moi, est vraiment beaucoup plus réparatrice ?
Évidement, j’ai du désir pour les femmes, il a toujours été là et n’a probablement été seulement conditionné par ces agressions, mais je trouve que c’est un espace qu’il faut pouvoir questionner collectivement et que ça ne soit pas que tabou. Pour moi, il y a quelque chose politique dans le fait de dire que le lesbianisme peut être un effet salutaire de nos agressions.
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