Fin juillet, Fati Dosso et sa fille Marie, âgée de six ans, étaient retrouvées mortes de soif à la frontière entre la Tunisie et la Libye. Leur image faisait alors le tour des réseaux sociaux. Comme des centaines d’autres personnes originaires d’Afrique subsahariennes, elles avaient été chassées par les autorités tunisiennes et abandonnées dans le désert sans eau ni nourriture.
Quelques mois plus tôt, le chef d’État tunisien, Kaïs Saïed, avait fait part de ses positions ouvertement xénophobes, lors d’un discours public où il avait déploré l’arrivée de « hordes de migrants clandestins », source, selon lui, de « violence, de crimes et d’actes inacceptables ».
Ses mots n’avaient rien d’anodin. Depuis quelques années, des discours anti-immigrations similaires se font de plus en plus audibles, souvent assortis de politiques migratoires répressives. Au cœur de ces rhétoriques hostiles, le mot « migrant », chargé, dans ce contexte, de représentations négatives.
En réaction, des associations, comme Utopia 56, lui préfèrent celui de « personnes exilées ». Bataille sémantique vaine ou lutte politique essentielle ? Réponses d’experte.
Entretien avec Laura Calabrese, professeure au Département des Sciences de l’information et de la communication (Université Libre de Bruxelles).
Madmoizelle. D’où vient le mot migrant, que signifie-t-il ?
Laura Calabrese. Les mots n’ont souvent pas de signification figée, notamment lorsqu’il s’agit de noms communs qui servent à expliciter un statut (donc une construction sociale qui est le fruit d’institutions humaines).
Le terme migrant est un terme générique très ancien, en français comme dans d’autres langues, et son sens stabilisé (celui du dictionnaire) renvoie au déplacement de personnes d’une région ou d’un pays à l’autre.
Contrairement au terme réfugié, il n’a pas de définition juridique, mais il a une valeur statistique et une définition pour les organisations internationales.
Selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), « les migrants [contrairement aux réfugiés] choisissent de quitter leur pays non pas en raison d’une menace directe de persécution ou de mort, mais surtout afin d’améliorer leur vie en trouvant du travail, et dans certains cas, pour des motifs d’éducation, de regroupement familial ou pour d’autres raisons ».
Pour l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), migrant est un terme générique « non défini dans le droit international qui, reflétant l’usage commun, désigne toute personne qui quitte son lieu de résidence habituelle pour s’établir à titre temporaire ou permanent et pour diverses raisons » dans une autre région ou pays.
Quelle(s) réalité(s) reflète-t-il ?
Le sens des mots ne se limite pas à leur définition stabilisée. Le terme migrant exprime une mobilité souhaitée (contrairement à la mobilité contrainte du réfugié) mais précaire.
Il se distingue ainsi du touriste, de l’expatrié ou de l’étudiant Erasmus, qui choisissent de partir et de revenir (mobilité souhaitée) et qui sont les bienvenus là où ils ou elles s’installent (mobilité bienvenue).
Il est donc évident que le langage a besoin de plusieurs critères pour dire la mobilité : souhaitée/non souhaitée, bienvenue/non bienvenue. À l’heure actuelle, étant donné les mots disponibles en français pour exprimer la mobilité des personnes, le terme migrant renvoie aux personnes qui se déplacent de pays en développement vers des pays développés pour des raisons économiques, dans un mouvement de population souvent non bienvenue dans les pays récepteurs.
On voit bien que le sens est bien plus complexe que ce que laisse entendre la définition du dictionnaire ou des organisations internationales.
Quelle(s) critique(s) peut-on lui faire ?
Le terme en soi n’est pas péjoratif. Jusqu’aux années 1970, il était utilisé comme adjectif dans la dénomination « travailleur migrant », et donc associé à des accords entre pays pour le transfert de main d’œuvre. Avec la limitation de la migration en Occident et la criminalisation de la migration non désirée, le terme s’est progressivement chargé de représentations négatives.
Employer le terme migrant déshumanise-t-il le vécu des populations qu’il désigne ?
Tout dépend du contexte. Dans le discours politique, le terme est souvent instrumentalisé pour criminaliser les migrations internationales en opposant la migration économique illégitime à la migration forcée légitime en cas de conflit armé ou de déficit démocratique par exemple, mieux résumé dans le statut de réfugié.
Ce n’est pas le terme en lui-même qui déshumanise mais la manière dont il est employé en association avec d’autres mots. N’importe quel terme (y compris réfugié) peut être employé de manière à déshumaniser.
Faut-il continuer à l’employer ou lui préférer un autre terme ?
Dans nos recherches, nous avons constaté que plein de termes servent à dire la mobilité de manière positive ou négative. Ces mots peuvent être instrumentalisés dans le domaine politique, ou bien réinvestis de représentations positives, voire détournés.
Pour donner un exemple, les associations qui travaillent pour les droits des personnes déplacées utilisent les termes réfugié ou migrant (toujours dans un sens positif), mais aussi un terme désuet comme exilé, un terme générique comme personne, ou des néologismes de sens comme invité, voire de forme comme vnous qu’utilise la plateforme citoyenne en Belgique. C’est une contraction de « vous » et « nous » pour parler à la fois des bénévoles, des employés de la plateforme et des réfugiés.
Le terme migrant en soi n’a pas une orientation nécessairement négative, à part qu’il exprime la mobilité de celles et ceux qui n’ont pas les moyens d’être désirés là où ils et elles vont.
De quoi le débat sémantique, médiatique et politique autour du mot migrant est-il révélateur ?
Ce débat dévoile deux types de fractures : d’une part, la fracture entre nationaux et non nationaux (dans une société où l’étranger est une menace culturelle mais aussi économique, car il usurperait les droits de l’État providence), et d’autre part une fracture économique entre pays pauvres et pays riches (qui ne correspond pas forcément à une division Nord-Sud ni Occident-Orient, beaucoup de ces pays riches étant en dehors du monde occidental).
L’instrumentalisation politique des statuts de migrant/réfugié (le premier étant assimilé à un chercheur d’or dont le projet de vie est illégitime, le deuxième à un être vulnérable qui n’a pas le choix et a donc droit à une protection) dévoile l’aversion des États-nations envers la migration, leurs reflets défensifs devant des mouvements de population inéluctables qui sont le résultat des instabilités socio-politiques (y compris climatiques) du monde contemporain.
Ces débats montrent les contradictions de notre monde : instable, au bord du gouffre, mais entretenant l’illusion de la stabilité économique, identitaire et culturelle.
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
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