J’en ai ma claque, je crache tout. Ça fait une vingtaine d’années que ça dure, il est temps que j’arrête. C’est comme si j’avais depuis toute petite une énorme gueule de bois, à sa place à elle. Oui, parce que : ma mère est alcoolique.
Beaucoup diront, maintenant, pendant, ou à la fin de cet article que ce n’est pas de sa faute, qu’elle est sous l’emprise de l’alcool, qu’elle est dépendante, que c’est comme une drogue, qu’on ne s’en défait pas comme ça, que je ne sais pas ce que c’est, moi, qu’elle a eu une vie difficile et que c’est le seul moyen qu’elle a trouvé pour tenir debout. Certes. Mais à la limite, tenir debout en titubant, ça sert pas à grand-chose.
Ce qu’il est important de savoir, c’est que mon père est mort, quand j’étais petite. Et que je n’ai appris officiellement l’alcoolisme de ma mère qu’il y a quatre années de cela. Avant, je le savais, je m’en doutais, mais j’espérais que je me plantais.
En grandissant, tout ce que je voyais, c’était ma mère, assise dans le canapé, amorphe, les yeux vitreux, à rien foutre. Pendant que mes sœurs, toutes les deux adolescentes, s’occupaient d’une gamine au lieu de sortir et de tenter de retrouver un semblant de vie normale, aussi bancale soit-elle.
En grandissant, ce que je voyais, c’était ma mère qui refusait que je fasse venir qui que ce soit à la maison. Pas de copines, pas de copains. Si j’allais à une fête d’anniversaire, ou juste me promener quelques heures en ville, elle me disait que je l’abandonnais. J’étais indigne, méchante, mauvaise, égoïste.
Oui, en grandissant, ce que je voyais, c’était ma mère qui me répétait à quel point j’étais égoïste. Je ne valais pas la peine, je n’avais pas conscience de la chance que j’avais, je n’avais aucun droit de me plaindre, aucun droit d’être triste, aucun droit d’être paumée. Il était mort avant même que je le connaisse, je n’avais aucun droit légitime de dire qu’il me manquait.
En grandissant, ce que je voyais, c’était ma mère, le soir, qui me demandait à moi, du haut de mes huit ans, de lui servir son verre de whisky. Non, plus que ça. Encore un peu. Avec des glaçons. Et un autre verre. Encore un, pour la route. C’était l’apéro, qu’elle disait. Elle buvait, faisait semblant de manger, et me laissait en tête à tête avec la télé.
En grandissant, ce que je voyais, c’était ma mère qui, quand j’osais rentrer du collège avec moins d’une heure de retard, inventait une histoire rocambolesque. Elle était allée à l’hôpital parce qu’elle avait fait une crise cardiaque. Une chute. Une crise de panique. Et moi, toujours aussi égoïste, je ne l’avais pas accompagnée. Alors elle s’enfermait dans sa chambre, allongée dans son lit, et ne me parlait pas jusqu’au lendemain, voire le surlendemain.
En grandissant, ce que je voyais, c’était ma mère, debout à 2h ou 3h du matin, toujours à courir partout dans la maison le matin, avant de partir au travail. Et le soir, quand je rentrais, qu’il soit 18h ou 15h, elle comatait dans son lit. Mais évidemment, elle se relevait, il lui fallait son whisky.
En grandissant, ce que je voyais, c’était ma mère qui perdait connaissance. Dans la salle à manger, dans la rue, dans la cuisine, chez des amis. Et les gens qui s’approchaient d’elle, et l’aéraient. Je ne sais pas si ils savaient. Je préfère ne pas savoir.
En grandissant, ce que je voyais, c’était ma mère qui dépensait ses revenus en alcool, et qui n’était pas capable de remplir le frigo pour elle et moi. Mes sœurs le faisaient pour nous. Ou des amis. Qui sont partis, depuis.
Je me souviens parfaitement du jour où j’ai appris qu’elle était alcoolique. C’était chez elle, pour déjeuner. Elle devait s’être enfilé la moitié de sa bouteille de whisky, qu’elle achetait en cachette. Il faisait chaud, elle était en plein cagnard. Elle a commencé à parler, à m’insulter, à m’agresser. J’ai pas compris. Jusqu’au moment où elle est tombée, évanouie, la tête dans son assiette de saucisses. C’est une image horrible, et pitoyable, que j’ai d’elle. Pathétique. Ce jour là, il y avait une de mes sœurs, et des invités. Les invités sont partis, discrètement. Avec ma sœur, on l’a portée jusqu’au salon. « Je pensais qu’en arrivant ici, elle avait arrêté l’alcool »
.
Claque dans la gueule.
C’est là que toutes les images que j’avais pris soin d’oublier et de foutre au fin fond de ma mémoire ont toutes resurgi dans ma tête. Ok. Donc une vie entière de mensonges, de manipulation, de culpabilisation. Certains disent qu’elle n’y est pour rien, que la vie ne l’a pas épargnée. C’est faux.
La vie lui a donné plusieurs fois l’occasion de se raccrocher aux branches, de se relever. Elle n’était pas seule, simplement elle n’a rien fait pour. Elle a préféré se complaire dans sa détresse, et je lui en voudrai toujours pour ça. Elle qui me répétait jour après jour combien je devais être fière d’elle, elle qui était si forte, elle qui n’avait besoin de personne, elle qui a élevé sa fille toute seule, elle qui s’en est sortie. Elle ne s’en est pas sortie.
Aujourd’hui, elle sait que je suis au courant. Et elle m’invente à chaque fois un plus gros mensonge que le précédent. « J’achète plus de bouteille ». Non, non. « Quand j’ai envie d’un petit verre, je demande à V., c’est elle qui dose, et j’ai pas le droit à plus de un par jour ». Ah bon, Maman ? Alors pourquoi tu ne tiens pas debout ? Pourquoi tu articules mal ? Pourquoi ton haleine empeste l’alcool et le mensonge ? Hein, Maman ? Pourquoi j’ai trouvé des bouteilles vides au fond du jardin ? Pourquoi on est obligé de traquer toutes tes cachettes dans ton dos ? Hein, Maman ? Pourquoi tu t’es perdue sans jamais tenter de te retrouver ?
Je lui en veux. Je n’ai plus la force de me battre à sa place. J’en suis réduite, à bout de force, à la regarder s’abîmer, toujours un peu plus. Elle qui ne veut pas d’aide, elle qui cache si bien son jeu à ceux qui ne la connaissent pas. Elle qui ose me regarder dans les yeux et m’affirmer que tout va bien. Elle qui me dit que je n’ai jamais été là pour la soutenir.
Elle qui est passée totalement à côté de son rôle de Maman. Elle qui s’est noyée dans une bouteille de Label 5.
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