Et parmi elles, il y en a une en particulier qui m’a fait éclater de rire :
Je me suis installée à mon bureau en étouffant un gloussement. J’avais même une idée de l’angle que j’allais choisir pour cet article.
Mais quand mes doigts se sont posés sur mon clavier, je me suis rendue compte que je ne riais plus. J’avais peur, en fait. J’ai repensé aux Survivants et à leur AfterBaiz, à la stratégie des anti-IVG. Je me suis imaginée dans une France où « promotion de la natalité » et « défense des familles » rimeraient avec « recul des droits des femmes ».
Nous sommes dans le futur. Je suis toujours une jeune femme qui vit en France. Sauf que cette France-là, elle est, en majorité, d’accord avec les personnes luttant contre le droit à l’avortement, contre le mariage pour tou•tes, contre la PMA, la GPA, l’euthanasie.
Ça fait des années que mes droits reproductifs sont menacés, que chaque retard de règles me fout des sueurs froides. Pour mes ami•es pas hétéro, la situation n’est pas plus reluisante. Leur droit au mariage a été bafoué, leurs espoirs de fonder des familles reconnues par la loi piétinés.
Dans cette France-là, ils et elles ne se sentent plus en sécurité. Beaucoup sont partis ou l’envisagent. J’hésite aussi à partir, parfois, mais cette France-là, ça reste chez moi. Mon pays. J’aurais l’impression de déserter.
Je regrette le DIU cuivre que j’ai eu peur de me faire poser. Il m’aurait protégée d’une grossesse non désirée sans me forcer à dépendre d’une pilule que je crains, mois après mois, de voir retirée du marché.
Je suis en couple avec mon mec depuis deux ans. Nous ne sommes pas mariés — c’est un peu tôt, et puis ce n’est important ni pour moi, ni pour lui. Je vois bien que ça fait grincer certaines dents, mais c’est ma vie. Ce sont nos vies. Pas celles des autres.
Notre concubinage me va très bien. Notre couple libre aussi. Je n’en parle quasiment jamais, cela dit ; j’ai l’impression que dans cette France-là, les murs ont des oreilles.
Sauf que ce matin, tout a changé. Je ne sais pas ce qui a déconné. Ce sont des choses qui arrivent, paraît-il. Deux traits dans le petit encart d’un bâtonnet qui m’est tombé des mains pour me narguer depuis le sol de ma petite salle de bains.
Je suis enceinte, putain.
Je ne veux pas accoucher. Je ne veux pas être enceinte. Mon mec me laisse hurler contre son épaule quand je reviens du rendez-vous chez ma gynéco qui m’a informée que le délai légal pour l’IVG était écoulé. Il faut dire qu’il semble se raccourcir d’année en année.
« Vous savez, beaucoup de couples rêvent d’avoir votre chance », qu’elle m’a dit en me congédiant. J’ai eu envie de lui arracher son badge rose représentant cette putain de famille qui se tient la main.
Les nuits blanches s’accumulent. Je n’ai pas les moyens de voyager dans un pays où l’IVG me serait accessible. Les tentacules de l’obscurantisme grignotent beaucoup de contrées limitrophes, de toute façon.
Je suis à ça de recourir à l’avortement clandestin, moi, la même jeune femme trop craintive face à la douleur pour me faire poser un DIU. Je veux être libre. Je ne veux pas de cette grossesse.
Je me retiens pour mon copain. Ça fera bientôt un an que sa soeur est morte d’hémorragie après une IVG pratiquée sous les sales néons du garage d’un particulier.
Je me renseigne sur l’accouchement sous X. Que tous ces couples qui rêvent d’avoir ma chance me la prennent. Que tout ça fasse au moins le bonheur de quelqu’un. Au fond de moi, je rêve de trouver à ce futur bébé des parents qui ne porteraient pas de badge rose ou bleu.
Les associations semi-clandestines me soutiennent beaucoup. Le Planning Familial n’est plus, mais ses membres n’ont pas cessé leur lutte en trois ans. On m’épaule, on m’écoute. Ma colère est légitime.
Ça m’empêche de hurler contre tou•tes ces « professionnel•les de santé » qui me reprochent de faire la gueule, qui me suggèrent des prénoms en vogue. Qui appellent mon mec « l’heureux papa » et ma mère « la future mamie ».
Le jour J est là. J’ai les pieds dans les étriers, les cheveux collés au front. Je n’ai pas voulu que mon mec me tienne la main. Je ne veux pas d’une parodie d’accouchement hollywoodien.
Ça dure une heure, ou cent jours. Malgré mes refus, on me fourre un bébé dans les bras. Comme si ça allait me faire changer d’avis, comme si mon instinct maternel, cette foutaise, allait se réveiller.
Quand je suis assez remise pour marcher, je titube, en essayant de ne pas penser à mon ventre distendu, à mon vagin ravagé, aux drogues qui circulent encore dans mon sang. Le même sang qui semble ne jamais devoir s’arrêter de couler.
Je tiens à être là avec mon mec, parce que c’est la dernière formalité. Ensuite, l’enfant pourra être placé, mon avenir pourra continuer.
L’employé de l’état civil ne semble pas remarquer ma pâleur, ni nos traits tirés. Peut-être les met-il sur le compte d’un accouchement difficile, même si — forcément — souhaité.
Il coche laborieusement les cases, me fait épeler deux fois mon nom de famille. Enclenche un sourire dévoilant des gencives aussi roses que le petit badge sur sa poche de poitrine.
« Je vois que vous n’êtes pas mariés. Avez-vous songé à vous épouser ? »
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Les Commentaires
C'est gros comme une maison et personne voit venir.