Même si les prises de parole de Jennifer Aniston nous font réaliser que le temps a passé depuis la sortie de Friends, force est de constater que la série n’a pas perdu grand chose de son charme. De quoi se demander pourquoi Friends traverse-t-elle vents et marées, décennie après décennie, sans flancher…
Friends, une série qui accuse le passage du temps
Ce succès peut être difficile à comprendre, quand on sait que Friends est régulièrement citée aujourd’hui comme l’exemple du contenu à ne plus produire ! Aux côtés de séries plus récentes sur la jeunesse à New York comme Girls, elle fait partie de ces œuvres dont le manque de diversité et de crédibilité sociale est régulièrement pointé du doigt et déploré.
La surreprésentation des personnes blanches, l’homophobie, la transphobie, la grossophobie et le sexisme du show (pour ne citer qu’eux) sont pointées du doigt année après année, malgré quelques incursions du côté de la monoparentalité, des mères porteuses, ou de la bisexualité.
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Cette incapacité à tenir un discours articulé sur les minorités semblait destiner Friends à une incompatibilité totale avec la génération des millennials, caractérisée entre autres par son engagement et son intérêt pour les problématiques d’oppression et de représentation ; aujourd’hui ciblée de toutes part par les séries all-inclusive des géants comme Netflix, cette audience a prouvé à maintes reprises qu’elle restait vigilante, prompte à dénoncer le white, le purple, le pink washing des médias qu’elle consomme.
Pourtant, Friends conserve sa place de show incontournable pour les 20-something et celle de référence majeure de la pop culture pour de nouveaux fans — qui ne sont plus tout à fait des enfants mais pas encore des adultes.
Friends, un miroir tendu à une vingtaine paumée
À l’image de classiques des années 2000 tels que Gilmore Girls, Dawson ou Buffy contre les vampires, Friends a bénéficié du rachat de ses droits par des plateformes de streaming grand public, comme Netflix et HBO — ce qui lui a permis de toucher une toute nouvelle audience et de connaître un regain de popularité.
Néanmoins, au-delà de cette disponibilité, lorsque l’on interroge les fans les plus récents, on se rend compte que ce sont bien les thématiques de la sitcom qui séduisent.
Tandis que la plupart des séries à succès pour jeunes adultes sont généralement ancrées soit dans un contexte lycéen plus ou moins réaliste (pensez Sex Education, Riverdale ou encore Gossip Girl), soit dans un univers adulte déjà très développé (Desperate Housewives, Grey’s Anatomy ou Sex and The City), rares sont les oeuvres qui mettent en scène des jeunes d’une petite vingtaine d’années.
Plus important encore : si certaines séries abordent avec plus ou moins de réalisme la question de la fac, comme How To Get Away With Murder, très peu adressent cette fameuse zone grise de la vingtaine qui consiste à terminer (ou abandonner) ses études et se lancer sur le marché de travail dans une grande ville pour la première fois.
En dépit de son vernis humoristique et ses happy endings toutes les vingt minutes, Friends s’impose alors comme le miroir par excellence de cette décennie étrange qu’est la vingtaine, dans toute sa bizarrerie et ses premières fois.
Elle devient ainsi un véritable guide pour les jeunes en quête de modèles aussi incertains qu’elles et eux, et se reconnaissent dans les péripéties gauches mais aussi les questionnements de Monica, Rachel, Chandler, Phoebe, Ross et Joey, là où des ados n’y voient parfois que des procédés comiques.
Comment s’en sortir financièrement en essayant de ne plus dépendre de ses parents, réussir un entretien d’embauche et obtenir un poste intéressant pour en finir avec les petits boulots ? Comment trouver un ou une coloc décente ? Comment éviter de se faire ghoster par son crush après le premier soir ? Comment décider si l’on veut être parent ou pas ?
Autant de questions qui traversent la série et qui font écho aux préoccupations universelles de jeunes citadins et citadines aussi fauchées qu’en mal d’amour.
« La sitcom est forte parce que c’est le bon dosage entre légèreté et questions sur la vie que nous nous posons tous entre 20 et 35 ans », résume pour Madmoizelle Marion, 25 ans, fan assumée de la série. Laura, 30 ans, se souvient :
« Ado, j’adorais la série, mais je l’ai comprise d’autant plus en vivant les mêmes situations que les personnages en tant que jeune adulte. »
Tandis qu’il ou elle suit les personnages de Friends depuis le début de leur vingtaine jusqu’au cap de la trentaine (passé avec plus ou moins de sérénité), le spectateur ou la spectatrice se voit révéler — en 236 épisodes et 88 heures au total — le véritable secret de l’âge adulte : il n’existe pas vraiment, et les soi-disant « grandes personnes » peuvent en fait être aussi paumées qu’elles l’étaient à 17 ans.
Millennials anxieux cherchent série-doudou pour Netflix and chill
Alors que depuis quelques années, les perspectives d’avenir n’ont jamais été aussi incertaines pour des jeunes, qui se prennent de plein fouet une crise écologique, économique et sociale, l’atout majeur de Friends repose aussi fortement sur sa capacité à exorciser par le rire l’anxiété propre à cette période.
Bien que le show aseptise largement les difficultés que peuvent connaître les jeunes adultes, il aborde néanmoins avec pertinence les insécurités propres à cet âge.
Ainsi, si Chandler, Ross et Monica jouissent presque systématiquement d’une situation extrêmement privilégiée, Rachel, Joey et Phoebe — les personnages les moins favorisés du show — permettent quelques incursions dans la réalité socio-économique des jeunes.
Le manque d’argent, la difficulté à évoluer dans des milieux artistiques et à payer ses factures… autant de soucis que connaissent périodiquement les personnages, tandis que le fossé financier entre eux fait même l’objet d’un épisode entier (The One with Five Steaks and an Eggplant, saison 2).
Dans la vraie vie, la précarité des jeunes adultes et des étudiants n’a jamais été aussi forte ; entre la crise économique post-Covid, le coût démesuré des loyers et le risque de déclassement, les incertitudes existentielles de la vingtaine semblent n’avoir fait qu’empirer ces dernières années.
Pas surprenant que les millennials soient aujourd’hui qualifiés de « génération burnout » : une étude du Business Insider rappelle ainsi que les jeunes de 23 à 39 ans sont plus enclins à la dépression et à l’anxiété que les générations précédentes, notamment pour des causes professionnelles et financières.
Élevés par des parents baby boomers ou issus de l’optimiste Génération X, biberonnés aux « si tu veux, tu peux », ils et elles ont grandi avec l’injonction de faire mieux que leurs parents, selon un scénario qui semble aujourd’hui de plus en plus irréaliste.
Les ratés et les déconfitures des personnages de Friends apparaissent alors non plus simplement comme un procédé comique mais bien comme le miroir des impasses de toute une génération qui n’était pourtant pas celle destinée à consommer la série. Le message du générique semble pourtant avoir été écrit pour elles et eux : personne ne leur avait dit que leur vie serait comme ça.
Diana, 26 ans, confie ainsi à Madmoizelle :
« J’ai beaucoup regardé les difficultés que traversent les personnages en me sentant soulagée. Ils concrétisaient en quelque sorte les épreuves que je traversais moi-même, et les rendaient normales. J’ai presque l’impression qu’ils sont, à certains égards, des grands frères et sœurs fictifs. »
Le comfort show, nouvel antidépresseur miracle ?
Certes, tout finit toujours bien dans le petit univers de Friends, sur fond de mobilité sociale irréaliste, de piston et de valeurs conservatrices (mariage, maison, enfants) — difficile, par exemple, d’imaginer aujourd’hui connaître le même parcours professionnel que Rachel, qui commence serveuse et finit chez Ralph Lauren.
Mais c’est peut être justement cette capacité de la série à offrir une fin rassurante à chaque situation anxiogène qui fait toute sa force, comme l’analyse Carla avec humour :
« La série répond clairement à mon besoin de sécurité. Friends, c’est stable, prévisible, et sans aucune angoisse — sauf quand Ross dit “Rachel” et pas “Emily”, mais à chaque fois, je suis préparée ! »
Rupture, déprime, moments de doute : de nombreux jeunes fans citent ainsi Friends comme un refuge salvateur face à leur mal-être. Comme Constance, 25 ans :
« J’ai commencé Friends en terminale à un moment où, sans le savoir, je faisais une grosse dépression, avec des troubles anxieux. Je me réfugiais totalement dedans, c’était tout ce sur quoi j’arrivais à me concentrer. C’est une série-doudou, qu’on regarde comme on s’enveloppe dans une couverture. »
Cette comparaison avec le doudou revient régulièrement lorsque les fans décrivent leur comfort show numéro 1 : familier, prévisible, rassurant, Friends joue le rôle d’un objet transitionnel 2.0 qui nous aide à naviguer dans les moments difficiles entre l’adolescence et l’âge adulte et à nous endormir sereinement le soir, quand la peluche élimée avec laquelle on a grandi ne suffit plus.
Elle nous fournit en prime des amis et amies de poche — la fameuse para-sociabilité, soit les liens qui se tissent entre une vraie personne et une célébrité ou personnage de fiction, qui sont tout aussi réels pour notre cerveau que nos vraies relations. Isis, 25 ans, décrypte ainsi :
« Le réconfort ressenti est difficile à expliquer. Mais le fait de connaître les personnages me donne l’impression d’un espace de paix et sécurisant. C’est presque une thérapie. »
« Les séries ont une fonction divertissante mais aussi anxiolytique », analyse de son côté pour Madmoizelle Jean-Victor Blanc, psychiatre et auteur des livres Pop et psy et Addicts, dans lesquels il explore la santé mentale contemporaine par le prisme de la pop culture.
« Le terme de “doudou” est assez adapté : tout le monde a déjà fait l’expérience de se réfugier dans un film ou une chanson qui a marqué son adolescence, de façon un peu régressive. C’est une façon de sublimer son inquiétude. »
Alors que le Wall Street Journal titrait (et sous-titrait) en 2019 Déjà-vu : alors qu’ils ont plus d’options télé que jamais, pourquoi les spectateurs veulent-ils seulement regarder Friends ?, le binge-watching, et plus particulièrement le re-watching, s’imposent comme des coping mechanisms à part entière pour une génération angoissée — qui les préfère même à la drogue, à l’alcool et au sport, selon une étude du Business Insider. Damien, 26 ans, analyse ainsi :
« Aujourd’hui, les séries que je consomme le plus, comme Friends, sont des séries qui sont terminées. Je re-regarde des séries que j’ai déjà vues. Je pense que ça me permet de réduire mon anxiété, car je sais déjà ce qui se passe, ça va être un cocon. Face au monde extérieur qui peut être tellement terrifiant, ça m’apaise. »
Stratégie de survie ou obsession ? « Il ne faut pas tout pathologiser », relativise Jean-Victor Blanc.
« Bingewatcher est une stratégie de coping adaptée et saine, comparée à l’idée de s’ouvrir une bouteille de vin le soir. Et puis par définition, une série a un début… et une fin. »
Si cette pensée vous angoisse, pas de panique : vous pouvez toujours reprendre Friends depuis le début.
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
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