Dans les années 90, on a assisté à une grande mode shakespearienne : entre les adaptations variées de Kenneth Branagh et les demi-navets bien kitsch type Shakespeare in Love ou Romeo + Juliette, le Barde d’Avon était PARTOUT.
Et parmi toutes les pièces de l’ami William, s’il y en a bien une dont les idées posent problème, c’est La mégère apprivoisée. Elle ne devait pas être bien acceptée au temps de Shakespeare, puisque son successeur direct et quasi-contemporain, John Fletcher, en écrivit la suite dès le début du XVIIème siècle : The Woman’s Prize ou The Tamer Tamed. Dans cet ouvrage, l’homme qui dompta la mégère se voyait à son tour dompté par une femme.
Mais faisons les choses dans l’ordre : un petit résumé s’impose ! La mégère apprivoisée, qu’est-ce que c’est ? Et que donne le film qui en est inspiré, 10 bonnes raisons de te larguer ?
https://youtu.be/vpVZS5nTxh8
Une pièce problématique
Aime, honore et obéis : tout un programme.
La mégère apprivoisée fait partie des pièces humoristiques de Shakespeare. Elle raconte l’histoire de deux soeurs : l’une, Bianca, est adorable, charmante et soumise, l’autre, Katherina, insupportable et capricieuse. La première, évidemment, est courtisée de partout et la seconde est loin de trouver chaussure à son pied. Problème : Papa n’acceptera de donner la sympa en mariage que si quelqu’un le débarrasse de la grognasse…
Les courtisans de la gentille fille cherchent donc à trouver un mari à la mégère. Le soupirant qu’ils trouvent, c’est Petruchio, qui arrive en ville et veut épouser une fille riche (vous voyez déjà le gars sympa). À force de flagorneries, il convainc Papa de lui confier Katherina, et l’épouse.
Pour « apprivoiser » sa mégère, Petruchio l’affame, la menace, la manipule, l’enferme, l’humilie et autres joyeusetés. On conclut la pièce avec un magnifique concours de qui a l’épouse la plus soumise, que Petruchio remporte haut la main !
Qu’est-ce qu’on rigole, chez Shakespeare.
Bref, tout ça pour dire qu’il y a eu du chemin pour arriver au petit bijou qu’est 10 bonnes raisons de te larguer (10 things I hate about you en V.O. — et si vous le lisez vite à voix haute, ça ressemble vaguement à Taming of the shrew). Parce que oui, ce film est un des meilleurs teen movies du monde, une des meilleures comédies romantiques du monde, et il y a Heath Ledger et Joseph Gordon-Levitt dedans ! Là je dis : que demander de plus ?
Allez, pour le plaisir des yeux, un peu de Heath Ledger en mode romantique. C’est cadeau.
Une héroïne féministe valorisée
Je suppose que dans notre société, être un mec doublé d’un connard te donne le droit de nous faire perdre notre temps.
LA différence majeure entre la pièce de Shakespeare et le film est le traitement du personnage de Katherina, jouée par la merveilleuse Julia Stiles. Dans les deux cas, elle est perçue comme une plaie par son entourage qui voit en elle une mégère, mais dans le film, son agressivité est expliquée et mieux encore : on lui donne raison.
Elle ne change pas à la fin, ce sont les autres qui évoluent (son père, sa soeur…) ; quand l’adorable Patrick (Petruchio/Heath Ledger) lui fait un cadeau pour se faire pardonner, elle insiste encore pour lui dire qu’un présent ne suffit pas, que ça ne marche pas comme ça.
Elle n’est pas domptée ni apprivoisée. On voit juste deux marginaux tomber amoureux l’un de l’autre, en dépit des apparences.
Kat est aussi une féministe qui s’assume : elle écoute les Riot Grrrl, n’hésite pas à l’ouvrir et n’a pas peur de rentrer dans le lard des gens avec une ironie mordante assez irrésistible. Il faut dire que ce personnage s’inscrit dans la noble lignée des ados cyniques des années 90, époque où Daria et ses consœurs déconstruisaient les normes et les stéréotypes à coup de répliques mordantes.Mais bien entendu, comme tous ces personnages, Kat ne se limite pas à sa langue aiguisée !
Une cruche pas si cruche
La gentille Bianca, une ingénue assez inintéressante, a aussi bien changé dans 10 bonnes raisons de te larguer. À première vue superficielle, manipulatrice et un peu idiote, elle se révèle très vite bien plus maline qu’elle n’en a l’air, et noue petit à petit une vraie relation avec sa sœur aînée.Le lien qui unit les deux sœurs n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui entre Daria et Quinn ! On a la marginale et la fille populaire, et ni l’une ni l’autre n’est aussi sûre d’elle qu’elle en a l’air, mais ensemble, elles sont plus fortes.
Des relations plus respectueuses
Eh oui, le Joker et Robin sont allés dans le même lycée.
Comme je l’ai dit plus haut, la relation entre Kat et Patrick est bien loin du « dressage » qu’on voit dans la pièce de Shakespeare. Les deux personnages s’apprivoisent plutôt l’un l’autre en apprenant à réellement se connaître et en baissant tous deux leurs défenses.
Pour ce qui est de Bianca… Eh bien, elle est toujours un objet de convoitise que se disputent deux mecs, mais elle mène quand même davantage sa barque. Loin de se soumettre à son père psychopathe qui la prive de sortie si sa sœur ne sort pas aussi, elle passe par ses soupirants pour obtenir ce qu’elle veut. Bon, c’est pas spécialement cool non plus mais quand on voit d’où on part, c’est quand même un progrès !
Et puis, surtout, c’est Bianca qui porte la culotte dans son couple et elle se bat physiquement pour sauver l’adorkable (contraction d’adorable et dork, « idiot ») gringalet Joseph Gordon-Levitt dans un final très kitsch, et résolument jouissif.
De l’humour cheesy à la American Pie et des poncifs de comédie romantique
Malgré ses qualités, le film peut agacer pour certains clichés très datés : le quiproquo amoureux mis en scène est assez exaspérant, tant il a été vu et revu. De même, le cliché du « Nice Guy » incarné par Joseph Gordon-Levitt, qui sait mieux que Bianca ce qui est bon pour elle et lui fait même un peu la leçon, est assez exaspérant. Enfin, on a aussi droit à quelques gags et clichés carrément lourds (« je vais montrer mes seins pour distraire un membre du corps enseignant, et ce sans la moindre conséquence ! Quelle vie de folie ! »).Néanmoins, ce film prouve bien que changer le sens d’une oeuvre pour l’emmener vers un message plus « politiquement correct » n’est pas toujours dommageable, loin de là ! La société a changé, pourquoi ne pas adapter certaines œuvres dans ce sens ?
Et vous, qu’en pensez-vous ? Aurait-il fallu le sens originel de La mégère apprivoisée, quitte à diffuser son message quelque peu nauséabond ?
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Les Commentaires
Pour Shakespeare... je suis loin d'être spécialiste mais pour l'échantillon vu au théâtre, je dois dire qu'il ne m'a pas convaincue dans les comédies - c'est pas drôle en fait... bon, l'humour, c'est particulier, je sais pas si ça faisait rire à l'époque. Mais je ne suis pas surprise que ses tragédies soient davantage plébiscitées.