Souviens-toi : en l’an de grâce 2010, des joueurs de l’équipe de France de football étaient impliqués dans une affaire de proxénétisme autour d’une prostituée mineure. Cette dernière fut auditionnée par la police en sa qualité de témoin… et là, c’est le drame.
L’un des enquêteurs a jugé bon de balancer le nom de cette gamine inconnue à des journalistes qui se sont empressés de le révéler au grand public. Ainsi naquit l’affaire « Zahia D. », dont la violation de la vie privée n’a ému personne.
Au contraire, lorsque la (très) jeune femme a daigné sortir de son mutisme pour répondre brièvement à une presse harceleuse, il fut de bon ton d’incriminer la légèreté de ses mœurs, voire de déplorer le prétendu modèle qu’elle constituait pour la jeunesse.
La situation s’est reproduite dans l’affaire dite « du Carlton » ; là encore, une poignée de polémistes zélés a diffusé la véritable identité des escorts venues témoigner.
Si les exemples de ce type courent les rues, ils posent de sérieux problèmes à la juriste « tête d’ampoule » que je suis devenue, pour trois principales raisons.
La violation du secret de l’enquête et de l’instruction
La justice prend son temps. L’opinion, elle, fait preuve d’une vive impatience quant à l’issue des affaires pénales médiatisées. Et de nombreux médias, dans leur course aux chiffres et aux sensations, veulent nourrir l’opinion. Certaines informations relatives à des procédures en cours fuitent alors dans les journaux ; c’est une infraction pénale.
En effet, selon l’article 11 du code de procédure pénale, « […] la procédure en cours de l’enquête et de l’instruction est secrète ». Cet article impose le secret professionnel à toute personne concourant à l’enquête : magistrat, avocat, policier, expert, greffier… La loi dispose en outre que les journalistes, chaque fois qu’ils ont accès à de telles informations et les révèlent, engagent eux aussi leur responsabilité pénale… qui se heurte à la liberté de la presse.
Car l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen énonce :
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme ; tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. »
C’est au nom de cette formidable liberté que les médias nous informent régulièrement des attitudes et casseroles des puissants. Pour autant, lorsqu’un journaliste méconnaît la loi relative au secret de l’instruction, il ne fait que rarement l’objet de condamnations ; les peines de prison semblent en effet disproportionnées lorsqu’est en jeu l’exercice d’une liberté, tandis que l’amende serait réglée par son employeur et non par le rédacteur. On considère alors que ce dernier répand l’infraction perpétrée par une partie à l’enquête, mais n’en commet pas en tant que tel.
Afin de couper l’herbe sous le pied à d’éventuels enquêteurs qui seraient tentés de violer leur obligation de secret professionnel dans le but de se faire mousser auprès des tabloïds, le code pénal précise que « la révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire (…) est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ».
Les enquêteurs à l’origine des fuites risquent donc gros. Du moins, sur le papier. « La protection des sources journalistiques [étant] l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse », le code de procédure pénale permet aux journalistes de ne pas révéler leurs sources, y compris dans le cadre d’une enquête judiciaire. Et si des perquisitions peuvent être réalisées au sein des organes de presse lorsqu’un « impératif prépondérant d’intérêt public le justifie », elles sont strictement encadrées.
Depuis 2013, les syndicats de journalistes hyperventilent à la lecture d’un projet de loi, qui rivalise d’idées improbables afin de renforcer le secret des sources journalistiques. Entendons-nous bien : je reconnais volontiers l’importance de la protection de ces sources dans le développement d’une presse indépendante, attachée à toute société démocratique.
Il est néanmoins inutile de prévoir une obligation générale de secret de l’instruction, si l’auteur de l’infraction est protégé par le secret des sources et, de ce fait, impossible à identifier et à sanctionner.
De toute évidence, la liberté d’information prime immanquablement sur les autres droits. Dans ce cas, n’est-il pas du ressort du journaliste d’identifier quels sont les éléments pertinents et ceux qui ne le sont pas ?
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La violation de l’intimité de la vie privée
À titre d’exemple, révéler l’identité de prostitué-e-s entendu-e-s dans le cadre d’enquêtes sur des réseaux de proxénétismes ne relève pas de la liberté d’expression. C’est une violation de l’intimité de leur vie privée.
On admet généralement que la vie privée revêt trois dimensions (elles sont développées ici, paragraphe 4) :
- Le secret : c’est la liberté de choisir les informations personnelles que l’on ne souhaite pas révéler.
- La tranquillité : c’est la liberté de se protéger des ingérences des tiers.
- L’autonomie individuelle : c’est la liberté de choisir l’image que l’on souhaite renvoyer de soi aux autres.
L’appréciation de ces trois composantes diffère selon que l’individu est médiatisé ou non. En l’espèce, il est bien question de parfaits anonymes.
La justice est de toute façon sans équivoque : le rappel du passé prostitutionnel d’une personne est traité comme l’allégation ou l’imputation d’un fait qui porte atteinte à son honneur, c’est-à-dire une diffamation.
Alors que l’on trouve au sommet des insultes misogynes celles liées à la sexualité rémunérée, nul besoin de sortir de l’ÉNA pour imaginer l’effet que peut provoquer une telle révélation sur la vie privée d’une femme : l’impossibilité de mener une vie normale ou de se reconvertir professionnellement, voire l’inéluctable discrimination à l’embauche, par la grâce de l’oracle Google. Et je ne m’étendrai pas sur les risques de harcèlements, intimidations et autres menaces de viol, susceptibles de leur être adressés par quelques détraqués du slip bulbe…
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Tout cela n’a que peu d’importance aux yeux de certain•e•s, parce que l’imaginaire collectif se persuade à tort qu’une personne qui se prostitue (oh tiens, nécessairement une femme !) n’a d’autres vocation que celle de continuer de se prostituer et de vivre en marge de la société. Voilà, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, le ou la prostitué•e attend le même respect de ses droits et de son honneur que tout le monde.
En théorie, les juges peuvent donc ordonner des séquestres et autres saisies, dans le but de prévenir ou faire cesser l’atteinte à l’intimité de la vie privée. Mais en cas de surmédiatisation ou de scandale, cette protection s’incline au nom du droit à l’information du public. Ce que j’en retiens est plutôt nauséabond : lorsqu’un individu se prostitue au sein d’un réseau de proxénètes et souhaite préserver un tant soit peu sa vie privée, il se doit de refuser toute coopération avec la justice.
Or, le bât blesse dans un tel contexte, puisque le code pénal oblige la personne qui se prostitue à venir témoigner… et le poisson se mord la queue.
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La violation de la présomption d’innocence
En France, la culpabilité ne se présume pas et doit être démontrée. Malgré tout, chacun est en droit de soutenir qu’un individu a commis un acte délictuel ou criminel ; c’est même la base de notre procédure inquisitoire.
Il est toutefois interdit de présenter publiquement comme coupable une personne faisant l’objet d’une enquête ou d’une instruction, comme cela a été fait pour le jeune Mourad H., dont le nom fut révélé par le reporter Jean-Paul Ney, avant d’être recopié par… par tout le monde. Tout le monde l’a accusé à tort d’avoir perpétré les attentats à l’encontre de Charlie Hebdo. Au passage, la reproduction des imputations diffamatoires est presque toujours punissable, même sous forme dubitative.
Dis, Jean-Paul, tu la sens la violation du secret de l’enquête ? [Image du tweet rendue anonyme par nos soins]
Compte-tenu du caractère exceptionnel et grave des événements qu’ils ont couvert, je ne blâme pas les journalistes qui ont colporté massivement cette révélation (sans prendre la peine de citer leur source). Certains pensaient peut-être même bien faire en
diffamant diffusant largement ce qu’ils assimilaient à un avis de recherche…
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En revanche, je regrette qu’aujourd’hui encore, il ne soit pas venu à l’esprit des différentes rédactions de rendre anonymes les articles évoquant à tort le nom de ce lycéen. À cet égard, je n’ai que peu d’illusions. La presse traitera toujours d’affaires pénales en cours et maintiendra l’utilisation de ses pirouettes dégoulinantes de contresens pour préserver ce qu’elle croit être la sacro-sainte « présomption d’innocence ».
Or, que ce soit clair une bonne fois pour toutes : l’expression « auteur présumé » ne fait qu’instaurer une présomption de culpabilité. Le seul terme « accusé » est déjà plus approprié.
En vérité, ces questions ne se poseraient même pas si les médias cessaient de mentionner les noms et détails personnels des inconnus apparaissant dans les enquêtes et instructions en cours…
Je crois qu’il faut se poser la question de la presse dont on a envie. Une profession comme le journalisme ne gagnerait-elle pas à être représentée et autorégulée par un véritable ordre digne de ce nom, susceptible de sanctionner les manquements déontologiques ?
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Les Commentaires
Je sais bien qu'entre ce qu'on enseigne à l'unif et la réalité, il y a une énorme différence. Néanmoins, je reste persuadée que pour changer quelque chose, il faut passer par l'éducation. Même si c'est minime... C'est pour ça que je me posais cette question ^.^ Je sais bien qu'il y aura toujours des gens carriéristes qui feront passer leur intérêt avant tout, mais peut-être que ça empêchera certains de commettre des erreurs.
Ce qui me gêne surtout dans le journalisme actuel, c'est ce que d'autres madmoizelles ont appelées le sensationnalisme. Je me rappelle lorsqu'il y a eu beaucoup d'exécutions à la suite par l'état islamique. Les vidéos sont passées au journal télévisé. Je ne sais pas si c'était vraiment nécessaire de les passer pour informer. Je pense qu'ils ont juste surfé sur le buzz des vidéos diffusées sur le net, et je trouve ça franchement mal sain. A force, je me demande si cette course à l'audimat ne déshumanise pas le public plus qu'autre chose...