Tout est parti d’une interview accordée par l’infectiologue Karine Lacombe au magazine Paris Match mi-avril. Cette dernière y accusait l’urgentiste Patrick Pelloux de « harcèlement sexuel et moral ». Dans son sillage, des centaines de témoignages ont alors afflué sur les réseaux sociaux. Unis sous le hashtag #MeTooHopital, tous font état d’un climat de violences sexistes et sexuelles férocement implanté dans le milieu médical.
Décryptage avec Coraline Hingray, professeur des universités de psychiatrie au CHRU de Nancy et membre de l’association Donner des Elles à la santé, qui œuvre depuis 2020 à l’égalité femmes-hommes et à la féminisation des postes à responsabilité dans le secteur de la santé.
La prise de parole de Karine Lacombe, et les témoignages qui ont suivi, ont permis de mettre un coup de projecteur sur le sujet tabou des violences sexistes et sexuelles dans le milieu médical. S’agissait-il d’une situation connue de longue date au sein des établissements de soins ?
Coraline Hingray. C’est loin d’être une surprise. On attendait d’avoir une médiatisation pour permettre une vraie libération de la parole et enfin faire bouger les choses. Avec Donner des Elles, cela fait depuis 2020 qu’on réalise un baromètre annuel sur ce sujet, en interrogeant des médecins hospitaliers, femmes et hommes confondus. 78% de femmes sondées rapportent avoir été victimes de violences sexistes et sexuelles dans leur carrière, et c’est un chiffre parfaitement stable depuis des années. Dans 30% des cas, il s’agit de gestes, d’attouchement ou même d’agressions sexuelles. Donc, on le sait, c’est quelque chose d’extrêmement fréquent. C’est d’ailleurs intéressant de noter que 78% des hommes interrogés déclarent avoir déjà été témoins de ces actes.
Avant #MeToo, on était vraiment sur une forme de violence institutionnelle avec des propos sexistes quotidiens, des réflexions sur les tenues, sur le décolleté, sur une femme qui se baisse pour ramasser un stylo, sur un frottement… Les remarques du genre « t’es toute nue sous ta blouse ? » ou « fais pas ta mijaurée ! » sont monnaie courante. Mais il faut rester positif : les choses ont quand même un peu évolué depuis Me Too et on observe un début de prise de conscience avec des changements.
Comment expliquer que ce climat ubiquitaire puisse prospérer autant en milieu hospitalier ?
Coraline Hingray. Pour moi, il y a deux grands leviers. Il y a celui des « explications » qui n’est pas propre à l’univers médical. On va affirmer que c’est juste de l’humour, c’est pour rigoler, qu’on a besoin de se détendre, de décompresser, que c’est de la séduction… On va parler d’un « homme à femmes », « quand même charmant ». Tout cela relève d’une banalisation de ces comportements. D’ailleurs, on constate dans notre baromètre qu’on a jusqu’à 30% de femmes qui ont été victimes de propos sexistes, voire de gestes déplacés, et qui n’en avaient pas pris conscience.
Le deuxième levier est le contexte carabin. Le milieu médical était au départ essentiellement masculin, avec le paramédical majoritairement féminin. À une époque, il y avait des fresques dans tous les internats de France, qui représentaient des femmes médecins ou des infirmières en petite tenue, en train de faire des actes sexuels à des patrons de chirurgie. On a aussi un rapport au corps et à la nudité qui est très différent en médecine, avec une espèce de proximité. À cela s’ajoute un rapport au tragique, au stress et à la mort qui est utilisé pour justifier le fait qu’il faille une forme d’exutoire. On a aussi cette espèce d’idée que si on est un bon médecin, on ne peut pas être foncièrement mauvais. Qu’on ne peut pas être un bon médecin et un bon agresseur, puisque le médecin, c’est celui qui prend soin, c’est l’empathique. Cette dichotomie n’existe pas dans le milieu du cinéma par exemple.
Enfin, le milieu médical, c’est beaucoup d’entre-soi, avec une surreprésentation masculine aux postes à responsabilité de l’hôpital, qui activent des dynamiques d’explication et d’acceptation face aux violences sexistes et sexuelles.
Est-ce que l’organisation très hiérarchique de l’hôpital joue également un rôle ?
Coraline Hingray. Effectivement, cela nourrit une peur certaine des conséquences pour les victimes qui seraient amenées à parler. Briser le silence, c’est risquer d’être prise pour la mijaurée, d’être accusée d’en faire des tonnes. Mais c’est aussi prendre un risque pour sa carrière, surtout quand la personne mise en cause est un supérieur hiérarchique. Ce qu’on voit dans notre baromètre de l’année dernière, c’est que sur le nombre de femmes qui ont vécu ce type de violence, seules 3% en ont parlé à leur hiérarchie ou à la cellule de signalement.
Une certaine impunité demeure. La victime a une triple peine : elle vit une agression, elle doit affronter plusieurs obstacles quand elle parle (si elle arrive à parler), et c’est à elle de s’éloigner le temps que les procédures soient mises en place (procédures qui bien souvent n’aboutissent pas). Comme parler signifie mettre en péril ses choix professionnels et ses options de spécialités, se taire reste encore malheureusement pour beaucoup la seule solution.
Comment les affaires de VSS sont-elles gérées par les établissements de soin ?
Coraline Hingray. Il y a une vraie réaction des institutions ces dernières années, probablement grâce à Me Too. Grâce au travail de Donner des ELLES, on a 100 établissements qui se sont engagés à mener une politique active contre les VSS. Légalement, tous les établissements ont dû se doter d’une cellule de signalement ainsi que d’un référent égalité et traitement des VSS (même si, en pratique, certains sont pour l’instant passés entre les mailles du filet).
De mon côté, je fais cours à l’ensemble des étudiants de médecine à plusieurs moments de leur cursus, en première année avant le week-end d’intégration, avant leur internat, quand ils arrivent à devenir chef•fe de clinique. D’une part, pour qu’iels puissent dénoncer très rapidement et casser les systèmes s’iels venaient à être victimes de ces violences. Et d’autre part, pour éviter qu’ils soient auteurs et qu’ils reproduisent des schémas qu’ils pourraient voir.
Et du côté des sanctions, des mesures sont-elles prises ?
Coraline Hingray. Pour moi, les auteurs ne sont pas suffisamment sanctionnés et ne sont qu’une minorité à l’être. Or, on ne peut pas demander à libérer la parole tant qu’on n’aura pas des sanctions beaucoup plus explicites et effectives.
Si l’auteur n’est pas médecin, mais qu’il est infirmier ou cadre par exemple, il va y avoir deux leviers de sanctions. Il va y avoir le judiciaire (et encore faut-il que la victime puisse porter plainte, ce qui n’est pas toujours simple : moins de 10% de victimes portent plainte et moins 20% des agresseurs sexuels sont condamnés). Et il y a le levier disciplinaire en interne. Dans le cadre de personnes non médicales, il y a des sanctions qui sont prises parce que ces personnes dépendent directement de l’hôpital. Donc là, typiquement, on a des exemples de sanctions prises assez rapidement et des victimes protégées.
La difficulté quand il s’agit de médecins, c’est que le parcours est beaucoup plus complexe et que la hiérarchie sur le médecin hospitalier public ne dépend pas du directeur de l’hôpital, il dépend d’un organisme national (le CNG). Le parcours pour arriver jusque-là, l’enquête nécessaire, les allers-retours, le potentiel conseil de discipline, est beaucoup plus complexe à mettre en place et peut amener à des situations qui ne sont finalement pas traitées, ou qui sont traitées avec des délais extrêmement longs. Ou alors on va entendre des arguments comme « on fera en fonction de ce que fait la justice », sauf que le temps de la justice se chiffre en années. Résultat, la victime a parlé, et l’agresseur reste là.
Le troisième levier pour les médecins, c’est l’ordre des médecins. Quelques décisions ont été prises, mais là encore, parfois, cela reste compliqué d’obtenir des sanctions ordinales parce qu’on se heurte à cet entre-soi et cette surreprésentation masculine.
Comment intervient « Donner des ELLES à la santé » sur ces sujets ?
Coraline Hingray. On a d’abord le baromètre annuel qui permet de faire une photographie des évolutions au fil du temps.
On a aussi un travail de signature de charte, avec les établissements hospitaliers, les groupements d’établissements hospitaliers, les ARS, le CNG, la Direction générale de l’offre de soins et les ministères. Les chartes s’accompagnent d’un travail sur les engagements des établissements, les mesures de représentativité des femmes, etc.
On a mis en place des ateliers de formation pour les DRH, pour les médecins, sur comment mettre en place une cellule de dispositif de signalements, comment on suit un dossier de violence sexiste et sexuelle, quelles sont les possibilités, quels sont les droits, quelles sont les étapes à suivre ? C’est une démarche très éducative.
On a aussi une démarche de sensibilisation auprès des étudiants, des médecins, on prend la parole dans différents congrès, on a intégré une multitude de sociétés savantes de médecins pour faire travailler sur la question des VSS et celle forcément liée de la représentativité des femmes.
Et là, notre axe et notre souhait, c’est de pouvoir aller plus loin sur la question des sanctions et de mettre en place des dispositifs clairs pour permettre des sanctions plus rapidement et plus clairement pour les auteurs.
Que préconisez-vous pour lutter contre ce climat de violence et ce sexisme ambiant ?
Coraline Hingray. Il faut une sensibilisation majeure des effectifs sur ces sujets-là. Le mouvement Me Too Hôpital va nous y aider parce que cette libération de la parole accélère la prise de conscience. Il faut le dire : un certain nombre d’auteurs de VSS à l’hôpital n’ont même pas conscience d’être auteurs de VSS puisque c’est tellement ancré dans les mœurs.
L’autre axe, c’est de travailler à un guide très clair et à une facilitation du parcours de plainte et d’enquête en cas de VSS à l’hôpital, de travailler à expliciter les sanctions encourues au niveau disciplinaire et au niveau ordinal en cas de VSS, de s’assurer aussi d’indicateurs de protection des victimes pour s’assurer que si la victime parle, il y a bien une surveillance et qu’elle n’en paie pas les conséquences. Donc que la victime ne se retrouve pas à être changée de service contre sa volonté, s’assurer qu’elle puisse, si c’est une étudiante, choisir la spécialité qu’elle veut. Il y a un vrai travail à poursuivre, qui est déjà bien entamé, mais qui reste encore trop lent, pour pouvoir faire bouger des choses profondément.
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