Initialement publié le 29 août 2013
Le marketing genré existe depuis longtemps dans des secteurs aussi variés que celui des brosses à dents, des jouets pour enfants et même des stylos-bille (voir à cet effet le sketch mordant d’Ellen Degeneres).
Voilà qu’il débarque pour les objets d’auto-défense puisque le spray au poivre girly vient de sortir :
L’objet se nomme Blingsting (jeu de mot entre « blingbling » et « to sting » qui signifie « piquer »). Des strass, des coloris girly et un petit cœur pour exprimer ton amour à ton adversaire.
L’auto-défense girly, à quoi ça sert ?
Sans entrer dans le débat « Pour ou contre le spray au poivre ? », la question que pose le Blingsting est : pour celles ayant décidé d’avoir une arme ou un objet d’auto-défense sur elles, quelle est la valeur ajoutée du Blingsting par rapport à un spray standard ?
Facile de comprendre l’intérêt de camoufler une arme d’auto-défense pour la rendre difficilement détectable. Déjà, on n’a pas forcément envie que tout le monde connaisse le contenu de notre sac. Ensuite, en cas d’agression, cela peut permettre de gagner un peu plus de temps pour saisir et utiliser le spray.
Comme le spray au poivre est un produit utilisé très majoritairement par des femmes, cela ne me choque pas que la marque cible une clientèle féminine et que le camouflage puisse prendre la forme d’un objet typiquement féminin.
Un spray au poivre qui ressemble à un rouge à lèvres ou à un bijou de sac à main, pourquoi pas si cela passe inaperçu ?
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Les motivations de la créatrice
Mais l’argument camouflage n’est pas tout à fait celui évoqué par la créatrice dans une interview pour le New York Mag :
« Est-ce que vous ne trouvez pas cela ironique que, pour faire en sorte que les jeunes femmes s’intéressent à leur propre protection, il faille rendre les produits « mignons » ?
Si, c’est vrai, c’est un produit un peu provoc’ et tape à l’œil, tout comme le site ou le packaging. Mais si grâce à cela, une fille emporte le spray avec elle ou fait juste de meilleurs choix, alors c’est bénéfique.
Je ne veux surtout pas faire du spray au poivre un objet amusant. Des gens ont dit que c’était un jouet, mais ce n’est pas cela du tout et ce n’est pas mon intention. Je m’efforce de rendre le produit suffisamment mignon pour qu’une fille veuille bien l’avoir sur elle. »
Ça laisse perplexe. D’un côté la créatrice dit ne pas vouloir prêter aux agressions un côté léger (« Ce n’est pas un jouet »), de l’autre elle semble quand même convaincue qu’une partie des jeunes filles ne se préoccuperaient pas de leur propre survie pour de simples raisons esthétiques.
Le sujet des agressions serait sérieux mais il faudrait le rendre, sinon amusant, au moins mignon pour capter l’attention des principales intéressées.
Y a-t-il réellement des clientes potentielles qui se sentent menacées et identifient le besoin d’acheter une arme ou un objet d’auto-défense MAIS qui s’abstiennent uniquement parce que l’objet en question ne serait pas assez joli ?
Si ces femmes sont tellement obnubilées par la coquetterie et la douceur au point de ne pas pouvoir se déplacer avec un spray moche dans leur sac, seront-elles prêtes à en utiliser un, aussi mignon soit-il ?
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Le mignon a un prix, mes jolies
Le cas du spray girly n’est pas isolé : des sites d’armurerie dédiés aux femmes existent, comme le site anglophone Damsel in Defense ou son équivalent français Lady Gun Shop.
Dans un cas comme dans l’autre, on tombe sur un site dans les tons roses, qui annonce tout de suite la clientèle visée.
Certains produits sont genrés. Posons la question du rapport qualité-prix de ces objets : proposer différents coloris, rechercher les motifs, cela a un coût et nécessite le travail de plusieurs personnes.
Soit le fabricant se retrouve obligé de rogner sur la qualité du produit « fantaisie » pour le proposer au même prix que la version « standard », soit le coût est directement répercuté et les petits cœurs se payent au prix fort.
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Par exemple, pour ces deux couteaux papillon identiques du site Lady Gun Shop (même manche, même lame, même alliage), la version camouflage est proposée à 11,90€ tandis que la version fleur coûte 15,50€… et est en rupture de stock.
Poignarder tout en restant féminine, ça n’a pas de prix.
Les femmes ça se défend, les hommes ça se bat
Au-delà de la question du prix, les cas les plus flagrants de marketing genré (les coloris rose criard) semblent surtout concerner les objets de défense : spray, taser, etc.
Les clientes utilisant des armes offensives (matraques, poings américains) ne seraient pas aussi sensibles aux coloris féminins ?
Conclusion : si c’est rose c’est que ça ne fait pas vraiment mal ? (par exemple, ceci est un pistolet d’alarme qui tire seulement des balles à blanc ou du gaz)
Est-ce qu’on ne serait pas en train de nous prendre pour des quiches à essayer de nous faire croire qu’un produit d’auto-défense est une arme… mais pas complètement ?
La stratégie est-elle de proposer un objet peint en rose pour le rendre, en apparence, moins dangereux, plus accessible aux femmes vulnérables qui voudraient se défendre mais sans vraiment passer à l’attaque ? Jusque-là, ce ne sont que des suppositions.
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L’autodéfense, c’est fun entre copines !
C’était avant de tomber sur l’onglet « Lady collection rose » qui répertorie tous les objets roses du site et qui n’a fait que confirmer mes craintes. La présentation de la rubrique est on ne peut plus claire :
« Un peu de douceur dans un monde de brutes. Parce que chez Lady Gun Shop, on ne dit pas non à un brin de coquetterie, nous avons créé spécialement pour vous mesdames, une gamme d’armes de défense rose, couleur délicieusement féminine.
Dans cette sélection, vous retrouverez une gamme d’articles parfaitement adaptés à vos attentes. Des produits faciles à utiliser, efficaces mais aussi esthétiques.
Pour que l’auto-défense ne soit pas trop morose, optez vite pour une arme rose ! »
Pour que l’auto-défense ne soit pas trop morose ? Et après, on se fait un brunch ? C’est vrai qu’en temps normal, c’est un brin ennuyeux l’auto-défense. Mais avec un de leurs couteaux roses, alors là pardon, on voit tout de suite le potentiel convivialité de l’activité !
Et merci pour ce slogan qui me donne l’impression d’être revenue à l’époque de Ma sorcière bien aimée, quand son mari Jean-Pierre cherchait des formules publicitaires pour vendre des casseroles à la parfaite ménagère…
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Monde absurde. D’un côté, il ne faudrait surtout pas développer un sentiment de paranoïa ou surestimer le risque d’agressions. Mais de l’autre, il faudrait avoir en permanence un moyen d’auto-défense sur soi. Un objet qui ne serait pas un jouet mais pas une arme non plus. Il faudrait être prête à réagir instantanément mais ne pas s’inquiéter plus que de raison.
Veuillez m’excuser mais mon cerveau ne peut pas traiter tant d’informations contradictoires. Il faut que j’aille lui faire prendre l’air dans un champ de coquelicots. Mais avec mon cran d’arrêt liberty hein. Et surtout dans la joie et la bonne humeur.
Oups j’ai oublié ma machette à houppette avant de sortir !
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Les Commentaires
Exemple : je possède une magnifique batte de base ball rose fuschia détournée de son but premier d'accessoire sportif et devenue une arme ironique en cas de cambriolage le manant pourra donc apprécier le bon goût et le potentiel mignonnitude élevé de l'instrument pendant que je lui marave la gueule méchant, si tant est qu'il manifeste une attitude offensive