Interview de Marie Docher, photographe, autrice de « Et l’amour aussi » (éd. La Déferlante)
Madmoizelle. À l’heure où nous nous parlons, ton livre vient tout juste de sortir. Comment te sens-tu quelques jours après sa publication ?
Marie Docher. Je me sens très très heureuse bien sûr, avec l’impression d’avoir achevé quelque chose de collectif très fort, avec les femmes photographiées et l’équipe de La Déferlante.
Je vois aussi que la réception est très forte, d’abord auprès des lesbiennes qui l’attendaient, c’est assez massif. Mais maintenant, il y a aussi des hommes, des femmes hétéros qui le lisent, de très beaux articles dont un dans Télérama publié récemment…
C’est super, c’est très touchant et en même temps, ça met une drôle de responsabilité. Il y a des moments ou toute cette énergie retombe brutalement, mais ça a l’air d’être assez commun à toute personne ayant produit un contenu attendu, que ce soit un film ou un livre. Mais pour résumer, dans l’ensemble, c’est génial !
Peux-tu revenir sur la genèse du livre ?
Le projet a commencé quand j’ai appris que le ministère de la Culture lançait une grande commande pour soutenir la photographie. Je connaissais bien l’une des personnes qui s’en occupait, et qui a demandé à la BNF [Bibliothèque Nationale de France, ndlr] de s’en occuper. J’ai été liée au projet parce qu’il fallait être certain que les femmes candidateraient, ce qui n’est pas toujours le cas, parce qu’on sait qu’elles sont aussi peu sélectionnées, ce qui ne les incite pas à se lancer. Il fallait donc susciter des candidatures, et c’est un peu le cœur de mon activité depuis plusieurs années. Mais je n’avais absolument pas pensé à y participer moi-même, jusqu’à ce qu’une amie me pousse à le faire.
Je pensais n’avoir rien à dire, et une proche m’a rappelé que nous arrivions bientôt aux dix ans du Mariage pour tous. J’ai réalisé qu’il me fallait raconter ce moment qui, personnellement, a changé ma vie.
J’ai écrit et soumis le projet, et ai été retenue. Ce qui est drôle, c’est que j’ai pu candidater car j’ai pu justifier d’un travail de portrait, dans le cadre de ma collaboration avec La Déferlante, que je n’avais pas auparavant, j’avais peur de mal représenter les gens, et on sait bien pourquoi, j’ai moi-même souffert longtemps de la mauvaise représentation des lesbiennes. Et c’est ensuite La Déferlante qui a publié l’ouvrage.
Le livre est un recueil d’entretiens en profondeur accompagnés de portraits des personnes interrogées. Comment as-tu pensé sa structure ?
J’ai soumis le projet en l’imaginant comme une conversation avec une copine hétéro, pour faire comprendre à un jury qu’on imagine composé à 90 % d’hétéros, les enjeux, de façon très proche, comme si nous étions amis. J’ai écrit le projet ainsi, mais évidemment, j’ai eu des doutes…
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Pourquoi ?
On pourrait se dire maintenant que le projet est fait, qu’il est étonnant que personne n’y ait pensé plus tôt, car c’est une idée très simple. Mais en réalité, un tel projet nécessitait plusieurs conditions que j’ai acceptées mais qui ne sont pas simples à accepter : il faut de l’argent, le projet nous en a procuré, évidemment, mais il faut de l’argent et les femmes photographes en ont rarement. Il faut rappeler qu’un photographe gagne en moyenne 1 400 euros, pour un homme, et 1 000 euros pour une femme.
Et puis, nous sommes dans une époque où un homme ne pourrait pas faire un tel projet, car il faut connaître le sujet, pouvoir en parler de l’intérieur. Ça tombait bien, comme je suis moi-même photographe et lesbienne. Et mine de rien, il faut le dire, être une femme identifiée comme lesbienne connaît bien le risque qu’elle prend : à savoir, être identifiée comme militante, et comme « spécialiste » du sujet, et donc voir son travail réduit à quelques commandes… Pour ma part, je n’avais rien à perdre, je pouvais déjà totalement assumer ce que j’étais.
Moi, je suis déjà dans une case, mais pour d’autres photographes plus jeunes, cela peut être difficile de se dire lesbienne. Et cela a des conséquences : tu passes pour la ‘lesbienne de service’ on t’envoie bosser uniquement sur des sujets ultra-minoritaires, voire, tu n’as pas de boulot.
Comment as-tu choisi les personnes que tu souhaitais interroger pour le livre ?
Il y a certaines personnes que je voulais absolument photographier, des militantes, comme Veronica Noseda, des Dégommeuses, ou Suzette Robichon, qui travaille beaucoup sur les questions de mémoire, Alice Coffin… j’aurais d’ailleurs pu en faire tout un livre !
Il y avait donc ces militantes-là qui étaient des évidences pour moi. Pour les autres, j’ai eu une démarche différente. J’ai éliminé les réseaux sociaux, car mécaniquement, cela m’aurait renvoyée à mon cercle, bien qu’il soit élargi, je n’en avais pas envie. Je suis allée plus loin. Quand j’étais invitée à faire un workshop ou une conférence, je demandais autour de moi aux organisateurs s’ils ou elles connaissaient des femmes lesbiennes. Car on en connait toujours ! Ça s’est passé plutôt ainsi.
Je voulais avoir le plus de diversité possible. J’ai cherché certaines femmes que je n’ai pas trouvées. Par exemple, je voulais rencontrer des femmes paysannes, j’en ai trouvé en milieu rural, mais j’ai immédiatement vu le truc se refermer… Je suis issue d’une région rurale, j’ai donc fait appel à des ami·es qui étaient sidéré·es, et m’ont répondu « Il ne faut pas que ça se dise, surtout pas… »
J’ai aussi été au contact de femmes dans l’armée, qui ont refusé, mais avec peu d’hostilité, notamment parce que c’était un projet institutionnel.
J’ai dû rencontrer 90 femmes, qui acceptaient et comprenaient le projet, mais dont beaucoup m’ont dit vouloir rester sous les radars, que c’était une volonté, un art de vivre, pour elles, d’être dans la « clandestinité ».
Tu as laissé aux femmes rencontrées pour le livre la liberté de choisir le lieu et le contexte de la photographie. Pourquoi était-ce important pour toi ?
C’était primordial, car la photographie telle qu’elle est enseignée, transmise, c’est souvent un regard de domination, de contrôle. C’est le regard de l’auteur, le photographe contrôle tout et moi, ça ne me convient pas, je ne suis pas dans cette démarche-là.
J’ai donc, en effet, choisi de laisser les femmes rencontrées décider de tout : le lieu, la nudité ou non, le maquillage ou non, la posture, etc. En fait, ce livre, c’est elles la matière, de A à Z, leur parole et leur image. C’était donc tout à fait normal pour moi de l’aborder ainsi.
Qu’as-tu pu tracer de commun, au fil de tes échanges, entre toutes ces femmes ?
Mis à part le fait d’aimer des femmes ? [Rires]
Eh bien, tout d’abord, c’est toujours la même complexité de se découvrir « différente », encore aujourd’hui, peu importe les âges et les milieux. Ensuite, ce qui était flagrant, c’est le manque d’histoire commune. Les femmes sont non seulement absentes de l’histoire, mais les lesbiennes encore plus, alors qu’elles ont été bien présentes partout, dans les sciences, l’art, l’histoire. Mais nous n’avons pas d’histoire commune.
Pour ma part, ce n’est qu’après les débats autour du Mariage pour tous que j’ai commencé à me former, et ce moment nous a sans aucun doute rapprochées, a permis de créer du lien. Mais l’histoire commune, cela passe aussi par une meilleure représentation des lesbiennes, dont nous avons longtemps manqué, et c’est aussi là un point commun que l’on retrouve dans les propos des femmes que j’ai interrogées.
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Trouves-tu qu’aujourd’hui les choses évoluent sur cet aspect-là ? Je pense à la représentation lesbienne, des studios comme Netflix par exemple, tentent de faire des efforts pour mieux représenter les lesbiennes dans leurs productions… Est-ce un pas assez important ?
Oui. Bien sûr, on peut critiquer Netflix sur de nombreuses choses, mais il est vrai que cette façon qu’ils ont d’aborder tous les sujets peut aider. Il y a beaucoup de femmes dans le livre qui parlent de la série The L Word. Je me souviens qu’à l’époque, avec ma compagne, nous avions loué une cassette au vidéo club. Mis à part nos proches, nous étions dans le placard total ! Et nous nous sommes senties vues en regardant la vidéo, ce qui a cependant provoqué un malaise affreux, on a arrêté au bout de deux épisodes tellement on était tétanisées… Mais c’était énorme. C’est pour ma part la première fois que j’ai vu un homme enceint. C’était une idée qui ne m’était pas venue à l’esprit, ça m’a fait cogiter.
Donc, oui, les choses avancent, mais ça n’enlève rien à la violence. Il suffit de voir ce qu’a vécu Muriel Robin récemment, en disant une chose toute simple.
Ça ne supprime pas la violence, les propos lesbophobes et l’invisibilisation totale.
Les choses bougent et les jeunes lesbiennes ont accès à des images positives, c’est heureux, mais la violence lesbophobe est à sa porte. C’est comme les droits des femmes, c’est pareil, il ne faut pas se reposer sur nos lauriers…
Tu parlais de construction de l’histoire lesbienne. Qu’est-ce qui pourrait nous y amener, d’après toi, si ce n’est un livre comme le tien, qui est déjà une première pierre à cet édifice ?
L’argent ! Il faut que les chercheuses puissent dire qu’elles sont lesbiennes, sans que cela soit un problème, et qu’elles puissent trouver du travail… Il faut desserrer l’étau autour du fait d’être lesbienne, pour pouvoir travailler sur ce sujet.
Et ensuite, il faut du temps, et de l’argent. Et les lesbiennes en manquent cruellement. D’abord parce qu’elles sont des femmes, puis parce qu’elles sont lesbiennes. Il faut rappeler que le projet de la grande commande photographique du ministère de la Culture est bien l’un des premiers à avoir donné de l’argent à un projet de visibilité lesbienne !
Enfin, pourquoi ce titre, « Et l’amour aussi » ?
Pendant que j’écrivais le projet, je refaisais une sorte d’historique du manque d’histoire commune et je me faisais la remarque que celles qui réussissent à faire des choses sont des guerrières. Je suis née en 1963, et je devais avoir 15 ans quand Cabrel est arrivé sur la scène. J’avais cette chanson en tête, « Elle a dû faire, toutes les guerres, de la vie… Et l’amour aussi ». Même si Cabrel n’est pas le mec le plus déconstruit, j’ai toujours eu une réelle affection pour lui, et je me suis souvent fait la remarque que beaucoup de ses chansons pouvaient aussi être chantées par des couples lesbiens. Quand La Déferlante est venue me chercher, j’ai décidé de laisser ce nom, après avoir longuement hésité. Tout simplement parce que, lors des débats autour du Mariage pour tous, on a beaucoup parlé de nos intimités, de notre capacité, ou non, à faire des familles, mais on n’a jamais parlé d’amour, alors que c’est quand même bien des histoires d’amour au départ, tout ça.
Marie Docher, « Et l’amour aussi », éd. La Déferlante
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