Elles n’ont que peu de statues, peu de rues à leurs noms. Elles n’ont pas de jour férié pour commémorer leur action, et peu de personnes les honorent. Pourtant, le 5 avril 1971, 343 courageuses citoyennes ont mis leur existence en péril pour libérer des millions de femmes françaises, sauvant littéralement des vies en défendant le droit à l’IVG.
Cinquante ans plus tard, on en entend trop souvent parler, à tort, comme des 343 « salopes » : ne les appelez plus ainsi. Claudine Monteil, signataire du manifeste à 21 ans, militante au Mouvement de libération des femmes (MLF), autrice, historienne et diplomate, nous raconte ce jour qui a contribué à émanciper les femmes françaises.
Le manifeste des 343 raconté par Claudine Monteil
« J’avais 20 ans, j’arrivais à l’âge d’avoir des relations sexuelles avec un garçon, mais sans passer par la case mariage. N’oublions pas l’impact de mai 1968 deux ans auparavant, et des mouvements de libération aux États-Unis, tous ces airs de “Peace and Love”, d’explosion du droit à l’amour libre, au plaisir.
Or la pilule, si elle faisait son apparition, n’était pas vraiment accessible à la majorité des femmes. La majorité était alors à 21 ans et il fallait une autorisation écrite du père pour avoir le droit à acheter la pilule ! Je voulais découvrir l’amour sans avoir la peur au ventre. »
Cette peur, Claudine Monteil a préféré l’échanger contre un grand risque : celui de révéler avoir eu recours à l’avortement clandestin. « Le manifeste des 343 était un acte d’autant plus “courageux” que l’IVG était encore marquée à l’époque par un “opprobre social” », rappelle à l’AFP Bibia Pavard, historienne et autrice de Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours.
« Avouer que l’on a avorté, en 1971, c’est encore scandaleux ! », poursuit-elle ; une réalité dont Claudine Monteil avait bien conscience lorsqu’elle a signé le manifeste, acceptant le risque social, mais aussi légal qu’elle prenait.
« Nous risquions trois ans de prison et d’être interdites à vie d’emploi dans la fonction publique. D’ailleurs, ma mère — grande féministe, universitaire, chimiste et directrice de l’École Normale Supérieure de jeunes filles où Marie Curie avait enseigné — a été bouleversée en découvrant mon nom sur la liste. Elle savait que je rêvais de devenir diplomate et femme de lettres, et elle a aussitôt pensé qu’à 21 ans, ma vie était brisée et que je ne pourrais jamais accomplir mes rêves…
Heureusement, grâce à Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi qui nous protégeaient, je n’ai pas été arrêtée ni condamnée et j’ai pu réaliser mes rêves. Mais a priori, ce n’était pas garanti après la signature d’un tel manifeste, car l’IVG était alors considérée comme un crime ; sous l’occupation allemande, pendant la Deuxième Guerre mondiale, une femme avait été guillotinée pour avoir pratiqué des avortements clandestins. »
L’hypocrisie des sociétés patriarcales dans toute sa splendeur. L’avortement est criminel, alors qu’il concerne un très grand nombre de femmes, comme l’explique l’historienne et signataire du manifeste Françoise Picq au Point : « C’était un sujet tabou, mais toutes les femmes avaient des histoires d’avortement, on se donnait des adresses… »
Ce tabou de l’IVG, Claudine Monteil était bien décidée à le briser.
« Les féministes plus âgées que moi présentes au MLF avaient pour la plupart vécu des IVG, et savaient combien des femmes subissaient des avortements dans des conditions épouvantables, demeurant amputées, blessées grièvement ou stériles — quand elles ne mouraient pas. Je ne voulais plus de cette barbarie.
Mais surtout, nous voulions briser le tabou sur l’avortement. Ce terme, “avortement”, dans ma famille de grands scientifiques ouverts sur le monde et sur tous les sujets de société, n’était quasiment jamais mentionné. C’était, à l’époque, le mot le plus tabou de la langue française. Et nous voulions briser le silence.
Comment ? Ce n’était pas simple. Il fallait obliger la société française, chaque famille, à en parler, à regarder le drame en face, avec à l’époque entre 500.000 et 800.000 IVG illégales en France, et 5000 femmes qui mouraient d’avortement clandestin dans des douleurs affreuses. C’était un vrai cas de santé publique, de dignité humaine et du droit des femmes de disposer de leurs corps. »
Ce droit a donc été réclamé, à hauts cris, par des centaines de Françaises osant dévoiler publiquement qu’elles avaient vécu un ou plusieurs avortement(s). Le Nouvel Observateur en retiendra 343. Et la violence des réactions fut à la hauteur du tabou qu’il fallait parvenir à lever.
Les réactions au manifeste des 343
Cette violence, on peut s’y attendre, on peut la rationaliser, on peut la voir venir et tenter de s’y préparer. Mais on ne saura pas vraiment comment elle nous touchera tant qu’elle ne nous a pas balayée. Claudine Monteil se souvient :
« Je n’avais pas imaginé que le choc serait aussi violent, et que plusieurs femmes ayant signé le manifeste connaîtraient des situations aussi traumatisantes : leurs familles les ont mises dehors, leur ont coupé les vivres, ne leur ont plus parlé. Des femmes ont perdu leur emploi.
Pour ma part, mon oncle, ingénieur dans une usine, a été appelé par son patron. Quand celui-ci lui a demandé s’il était de la même famille que moi, il a répondu par la négative. Bien lui en a pris, car autrement, il aurait été licencié…
Bref, j’ai eu un peu trop confiance, j’ai été un peu optimiste. Sans doute était-ce dû à mon jeune âge : j’étais étudiante, pas encore dans le monde du travail. La réalité, c’est que les conséquences furent, pour de nombreuses femmes, très violentes.
Heureusement que Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi avaient signé, qu’elles étaient avec nous, fortes de leurs réputations internationales : leurs écrits et leurs combats pour les droits des femmes les rendaient intouchables. Mais ne l’oublions pas, nous étions des parias dans la société, tournées en ridicule, traitées d’hystériques…
Cependant, les réactions ont certes été vives au sein de toutes les familles françaises, mais… Mais les grand-mères ont pour la première fois raconté discrètement à leurs petites-filles les avortements que celles-ci n’imaginaient pas au sein de leur propre entourage. Mais au moins, toutes les familles ont été touchées par ce sujet.
Cela a été le début d’un combat et d’une prise de conscience de l’ensemble de la société française. Il a tout de même fallu encore quatre ans de combats du MLF où nous avons mené des actions commando pour qu’enfin, le pouvoir politique se sente obligé de légiférer. »
Ce n’est en effet qu’en 1975 que la loi Veil sort l’IVG de l’illégalité et permet enfin aux femmes françaises de disposer librement de leur corps, après des années de lutte acharnée de la part de courageuses féministes prêtes à tout risquer pour défendre leur liberté.
Ne parlez plus du « manifeste des 343 salopes »
Ces 343 femmes auxquelles nous devons tant n’ont jamais, contrairement à ce que pensent certains, voulu s’appeler elles-mêmes des « salopes »
au motif qu’elles avaient avorté. C’est à Charlie Hebdo que l’on doit cette qualification : le journal satirique a consacré sa une à leur manifeste, avec le second degré caustique qu’on lui connaît.
Sur le coup, la démarche n’a pas forcément été mal reçue, se souvient Claudine Monteil : « Nous l’avons pris sur le ton de la plaisanterie, au début. » Mais voilà, le terme est resté — jusqu’à être réutilisé en 2021 par Le Nouvel Observateur pour sa nouvelle une consacrée aux 50 ans du manifeste. Et ça, ce n’est pas drôle.
« Avec les années, notre manifeste demeure celui des “salopes”, c’est-à-dire un terme insultant et qui, à travers les âges, a toujours rabaissé les femmes.
Alors, je dis aux jeunes femmes d’aujourd’hui : non, nous ne sommes pas des salopes. Ne nous appelez pas ainsi, car vous rabaissez notre action et à travers nous, vous rabaissez toutes les femmes ! Nous sommes des femmes qui, comme le dit la couverture du “Nouvel Observateur”, avons eu le courage de signer un manifeste qui pouvait nous faire tout perdre, nous faire emprisonner et condamner.
Nous sommes, sans prétention, des femmes d’honneur. »
Bibia Pavard rappelle, toujours à l’AFP, que « par la suite, certaines féministes se sont toutefois emparées du terme “salopes”, comme pour retourner le stigmate, et dire en quelque sorte “nous sommes toutes des salopes”, dans le sens “nous sommes toutes concernées” » — citons l’exemple des Slut Walks, des marches de femmes légèrement vêtues protestant contre le slut-shaming et rappelant qu’aucune tenue ne justifie les violences sexuelles. Mais ce n’est pas le cas des signataires du manifeste, alors ne leur apposons pas un terme qu’elles n’ont pas choisi de se réapproprier.
Cette utilisation abusive du sobriquet suggéré par Charlie Hebdo n’est pas la seule chose qui perdure encore, cinquante ans après : les échos de l’opprobre résonnent longtemps. Mais il en faut plus pour déstabiliser Claudine Monteil, menton haut face à ceux qui voudraient lui faire honte.
« Je dis d’autant plus que nous sommes des femmes d’honneur qu’aujourd’hui encore, cinquante ans plus tard, un demi-siècle plus tard, il y a des gens, collègues ou anciens collègues, connaissances, qui ne m’adressent plus la parole, détournent la tête quand ils apprennent que je suis l’une des 343 signataires. »
Le manifeste des 343, l’union des femmes pour la liberté
Claudine Monteil rappelle souvent que malgré les idéaux des révolutionnaires de Mai-68, ces penseurs qui voulaient changer le monde avaient une sacrée paire d’œillères lorsqu’il s’agissait d’interroger leur rapport aux femmes et le respect qu’ils leur accordaient, y compris lorsque celles-ci étaient leurs camarades de lutte. En ce sens, le manifeste des 343 est aussi une émancipation de la mainmise des hommes sur les combats sociaux, souligne la signataire :
« L’autre passion qui nous animait, c’était, inspirées de l’esprit de Mai-68 auquel nous avions participé, de changer le monde tout de suite, sans attendre un pouvoir masculin qui nous accorderait des droits. Nous voulions compter sur nos propres forces, les seules en lesquelles nous avions confiance. Et nous avons eu raison ! »
En cette année 2021 où le mot « sororité » paraît presque galvaudé à force d’être cuisiné à toutes les sauces, y compris par des marques, on hésite parfois à l’utiliser. Mais force est de constater qu’il décrit parfaitement l’expérience décrite par Claudine Monteil, ce lien indéfectible qui les lie à ses sœurs engagées.
« Signer ce manifeste a créé une connivence, un ciment entre nous, celles qui avons eu l’audace de le signer. Il suffit d’écrire un petit mot — dans un café, un restaurant, au théâtre, dans une réunion — à une femme signataire pour lui dire bonjour, parce qu’entre anciennes signataires, une complicité immédiate se crée.
Nous sommes, en quelque sorte, de la même famille : la famille des Signataires du Manifeste. Un peu comme des anciennes combattantes… sauf que nous sommes, en réalité, quel que soit notre âge, cinquante ans plus tard, toujours des combattantes ! Le féminisme nous garde jeunes, en tout cas mentalement ! »
50 ans après le manifeste des 343, inspirons-nous de leur courage
Un demi-siècle après le manifeste des 343, le droit à l’IVG est bel et bien acquis. Mais rappelons-nous du célèbre avertissement de Simone de Beauvoir, dont Claudine Monteil était une proche amie :
« N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »
En 2021, difficile d’ignorer les crises que nous traversons. Sanitaire, avec la pandémie du Covid-19 ; économique, avec les retombées des confinements et d’un monde à l’arrêt ; politique, avec une élection présidentielle 2022 où nous risquons encore une fois de voir l’extrême droite au second tour.
Inspirons-nous de nos aînées, de ces 343 femmes courageuses et de toutes les autres, celles qui n’ont pas été retenues par l’Histoire, mais l’ont vécue dans leur chair, l’ont subie dans leur âme. Faisons appel à la puissance de la sororité, la vraie, en soutenant les droits de toutes nos sœurs, y compris nos sœurs femmes de chambre en lutte pour des conditions de travail décentes, de nos sœurs transgenres en lutte pour leurs vies, nos sœurs asiatiques en lutte contre le racisme, nos sœurs concernées par le handicap en lutte contre le validisme, nos sœurs autistes en lutte pour qu’on arrête de vouloir les « guérir », et bien d’autres encore.
Il y a cinquante ans, 343 femmes risquaient tout pour nos droits. À nous de défendre ceux de celles qui nous succèderont.
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