La CGT parle de trois millions de personnes descendues dans les rues, à travers toute la France. En revanche et sans grande surprise, le ministère de l’Intérieur affirme que la mobilisation a desserré les rangs : selon l’Élysée en effet, seuls quelques 997 000 de personnes auraient défilé, contre 1 120 000 recensés lors de la journée d’action du 7 septembre. La règle est presque scientifique : aujourd’hui, les divergences sur le nombre des mobilisés sont corollaires à tout mouvement social . Un peu comme si au royaume de la performance et dans la cour de notre douce technocratie, l’outil statistique avait empiété sur l’humain. Mais une manifestation n’est pas qu’un instant T fort en tension et lourd d’enjeux sur l’agenda politique. L’observer au travers de l’unique prisme des chiffres est réducteur. Une mobilisation, c’est avant tout un moment fort de la lutte. Ce matin, on a donc décidé de vous parler du bruit et des couleurs de la manif d’hier après-midi à Paris.
Les bouteilles Heineken vertes sont portées aux moustaches de ceux que l’on imagine volontiers grands pionniers de leur cellule syndicale. La marée humaine a envahi la place de la Bastille, mais à 15h, on circule encore facilement entre les manifestants regroupés en îlot de discussion. À droite, des effluves de saucisses grillées viennent se confondre avec les rires de ces manifestants qui profitent des mojitos à 2 euros. Les drapeaux ne sont plus rouges sangs comme il y a 4 siècles, aujourd’hui ils sont rouges CGT – une couleur qu’il faudrait déposer comme le bleu Klein a été breveté.
Partout, ce ne sont que sourires et accolades entre personnes qui se sont promis de se retrouver devant la Colonne de Juillet. Peu à peu, le sol se recouvre de tracts, chants révolutionnaires imprimés sur du papier brouillon et autocollant distribués par les différents syndicats. Les baskets et autres grosses chaussures confortables portés par les manifestants prévoyants piétinent le sol de papier. On dirait un ballet populaire, les jeux de jambes de chacun formant une danse rythmée sur la voix de Renaud, deux fois nasillarde : d’abord parce que c’est celle de Renaud, puis parce qu’elle est crachée par des hauts-parleurs de qualité plutôt aléatoire. Devant la foule, des mini-mongolfières portant les noms des différentes unions départementales des syndicats présents se baladent dans le ciel un peu gris de Paris que les nuages de pluie ont failli envahir.
« Vous voulez nous prendre en photo, mademoiselle ? », demandent deux manifestants sur le stand du P.C.F. Rieurs, ils s’empressent de prendre la pause au moment où un petit monsieur de la CGT s’empare du mégaphone et scande des slogans insultant tour à tour Woerth, Sarkozy, Parisot et tous les autres. Une forêt de panneaux contestataires s’avancent peu à peu sur la place, depuis la rue de la Roquette. Certains n’ont pas hésité à concilier politique et humour : un faux cercueil en carton symbolisant les droits sociaux à droite, une baleine découpée dans du papier avec la mention « 60 ans cétacé » à gauche, sans oublier ces affiches de collage / découpage de photos du président grimaçant.
« Les riches encore plus riches, ON EN VEUT PLUS » continue l’homme au mégaphone. Et la foule de reprendre chacun des mots hurlés dans le petit entonnoir sonore gris. Près de l’abribus occupé par des sexagénaires qui se reposent, une petite tête blonde se fraye un chemin le cartable encore sur le dos. Pas n’importe quel cartable ! La poche avant du sac est recouverte d’un énorme autocollant « casse toi pov’ con ». On concède le gros mot, mais pour une si petite fille : cet après-midi, sur cette place symbolique de la Révolution française, il est de bon ton d’être mécontent. Le rassemblement ne concerne pas uniquement la réforme des retraites : comme à l’accoutumée, un stand de sans-papiers s’est installé dans le coin et un camion de sensibilisation aux exécutions en Iran à l’entrée de la rue du Faubourg Saint-Antoine. Partout dans la manifestation, des autocollants « Je lutte des classes » arrêtent l’oeil.
« C’est de loin le mot d’ordre le plus drôle de la manifestation », commente Marianne 2. « Je me sens tellement moins seule sur une manif que toute seule devant ma télé, à cracher sur ce gouvernement de vauriens » explique jovialement Sylvie, femme au foyer. «Circulez, circulez, le cortège va se mettre en route ! » prévient un jeune homme, un paquet de tracts à la main. À coups de pas chassés, tous se décalent sur la gauche. Ciel bas, fumigène, cubis de vin, brouhaha et merguez sur le grill : couleurs et odeurs rendent la place de la Bastille presque cinématographique. « Bonne manif à tous ! » hurle une petite dame. « Bonne manif à vous ! », lui répondent des dizaines de voix entrelacées.
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