Je lis souvent les chiffres affreux concernant les féminicides : 1 tous les trois jours en France, encore une, deux, trois nouvelles victimes ces derniers jours, etc. C’est à la fois tellement horrible et tellement abstrait. Sauf quand on y est confronté directement.
Je m’appelle Coline, j’ai 30 ans cette année. Il y a onze ans, l’une de mes deux meilleures amies a été tuée par son ex-conjoint. J’ai eu envie d’écrire pour parler de son histoire, et de la mienne. Pour parler des féminicides chez les jeunes — nous avions 19 ans. Pour dire l’horreur de l’annonce, les chocs successifs de l’enterrement, de l’attente, du manque, du procès de son meurtrier. Et puis pour parler de la vie après, de la vie aujourd’hui.
Une amitié très forte dès le collège
J’ai rencontré Virginie au collège, en 6e. Nous n’étions pas dans la même classe mais très vite, nous avons accroché toutes les deux : même caractère fort, mêmes passions (lecture, arts, animaux), mêmes sujets de discussion. Nous nous sommes également rapprochées grâce à nos histoires familiales : mon géniteur m’avait abandonnée une première fois avant ma naissance, puis une deuxième fois à la dizaine, après la naissance de ses deux autres enfants, les parents de Virginie étaient à côté de la plaque et son beau-père violent… Nous avons grandi ensemble, fait les quatre cents coups avec notre bande d’amies, eu nos premiers petits copains au même moment. Dans notre bande d’amies, nous avons rapidement tissé des liens forts, on s’appelait « sœur », j’étais la « grande » du groupe, celle qui défend les autres face aux harceleurs, qui assure quand il faut rattraper ou comprendre des cours, qui fait réviser, qui épaule, qui écoute.
Nous sommes arrivées ensemble au lycée, même si Virginie a emprunté sa propre voie : elle voulait devenir peintre en bâtiment. Les longues études ne lui convenaient pas et, surtout, elle rêvait d’indépendance. Elle a choisi d’intégrer l’internat du lycée — normalement réservé aux lycéens dont les familles étaient trop loin géographiquement parlant. Le week-end, souvent, Virginie allait chez une amie ou une autre.
Un relation amoureuse trop fusionnelle, trop exclusive
C’est en seconde qu’elle a rencontré Alexandre. Il avait deux ans de plus que nous mais était dans la même année scolaire, il était très taciturne. Il étudiait également en filière technique et dormait à l’internat. Ils se sont rapprochés rapidement et ont fini par sortir ensemble. Ils ne se quittaient plus. Alexandre avait lui-même une histoire de famille compliquée, sa mère étant décédée d’un cancer peu de temps auparavant. Il reportait sur Virginie tout l’amour qu’il éprouvait.
Je ne dirais pas que je ne l’ai jamais apprécié, mais je n’aimais pas leur relation. Elle était trop fusionnelle, trop exclusive, je ne comprenais pas. Je ne le trouvais pas particulièrement intéressant non plus, il semblait ne pas avoir de personnalité propre, ou plutôt l’effacer un maximum pour plaire à Virginie. Les trois années du lycée se sont déroulées ainsi.
Après l’obtention du bac, nous avons poursuivi nos vies : alors que j’entrais en classe préparatoire, Virginie et Alexandre ont quitté la région parisienne et ont déménagé dans le sud de la France. Encore aujourd’hui je ne suis pas sûre de comprendre ce choix, qui a été assez soudain. Je sais qu’elle aimait le soleil, la région où ils avaient décidé de s’installer, et les prix bien plus attractifs que ceux de la région parisienne ont probablement joués. Ils ont habité ensemble presque une année. Notre bande d’amies s’est un peu égaillée, nous avions toutes nos études ou premiers boulots, les nouvelles se faisaient un peu plus rares. Le prix des billets de train était également un souci pour nous, alors je n’ai pas revu Vi pendant une année scolaire.
L’été de nos 19 ans, alors que nous étions ensemble, notre autre meilleure amie et moi, nous avons reçu un appel de Virginie. Elle avait rompu avec Alexandre, elle allait rentrer ! Notre joie était immense, je me souviens encore des éclats de rire au téléphone !
Le choc de l’annonce
Une semaine plus tard, alors que je faisais la vaisselle chez moi, le téléphone fixe a sonné. Ma mère a décroché et j’ai compris à sa voix que quelqu’un était mort. Son père, mon grand-père, étant très malade à ce moment, je me suis dit : « ça y est, Papou est mort, il va falloir être forte, soutenir maman ». Elle est entrée dans la cuisine et m’a dit : « C’était la maman de Virginie. Alexandre l’a poignardée ». J’ai senti tout le sang de mon corps se retirer et je suis tombée à genoux, me raccrochant à l’évier. Je n’ai pas compris tout de suite. Je me souviens très clairement avoir demandé : « Elle va bien ? Elle est à l’hôpital ? ». Et ma mère de répondre : « Elle est morte. »
J’ai dû appeler moi-même nos ami·es pour annoncer la nouvelle. Ça a été horriblement difficile. Plusieurs d’entre elles n’étaient pas là et j’ai transmis le message à leurs parents, imaginant qu’ils allaient, à leur tour, devoir annoncer à leurs filles et à leurs fils l’inconcevable. Nous nous sommes tous retrouvé·e·s le lendemain, pour pleurer ensemble, vivre le choc ensemble, et décider de ce que nous allions faire ensuite.
Nous sommes trois à avoir voulu / pu nous rendre à l’enterrement. Mon papa a posé une journée de congé pour nous accompagner et nous avons roulé plusieurs heures dans cette région ensoleillée qui nous avait volé notre soleil. L’enterrement a été une épreuve particulièrement difficile pour moi. J’étais dans un état de colère immense, et j’en voulais à la terre entière. La cérémonie s’est faite à l’église, alors que Virginie était profondément athée, et même plutôt anti-religion. Les mots qui ont été dits sur elle par le prêtre témoignaient du fait que sa famille n’avait plus idée de qui elle était, tout était à côté de la plaque. La photo sur le cercueil était horrible. J’ai détesté chaque minute de cette journée, jusqu’au voyage du retour. Mes deux amis et moi avons chanté tout le trajet, on a fait un blind test sur les musiques de Disney, entre déni total de ce qui venait de se passer, envie de se changer les idées, de faire comme si tout était normal.
Je me souviens de notre retour à la maison, quand mon père a dit à ma mère : « Je n’avais encore jamais enterré de personnes de ma génération, et aujourd’hui j’ai été enterrer quelqu’un de la génération de ma fille…»
Continuer à vivre sans Virginie
Les mois se sont ensuite égrenés, nous étions en attente du procès, des réponses qu’il allait pouvoir nous apporter. Nos soirées étaient étranges, entre euphorie totale au début, consommation excessive d’alcool, musique à fond, drague délibérée avec tous les copains qui passaient, comportements à risques (début de la fumette pour l’une, conduite à vitesses excessive pour l’autre, etc.) ; et des secondes parties de soirées terriblement déprimantes, où nous nous retrouvions à pleurer dans les bras les uns des autres… Il y avait en nous à la fois la pulsion extrême de vie, l’envie de vivre pour elle, et la conscience aiguë de la mort, de la finalité, de la brutalité de l’existence.
Quelque temps après l’enterrement, les amies proches de Virginie ont été successivement contactées au téléphone. Les appels ont beaucoup inquiété mon autre meilleure amie, qui ne comprenait pas qui était cette personne qui posait des questions sur notre amie décédée, qui s’était présentée plus que brièvement, avec un intitulé que nous n’avions pas compris. Quand mon tour fût venu, j’ai plusieurs fois raccroché au nez de cette personne avant de finalement lui demander brutalement qui elle était au juste et la raison pour laquelle elle posait ces questions. Était-ce une journaliste mal intentionnée ? Quelqu’un qui cherchait à établir une défense pour Alexandre ? La personne a finalement fait preuve de pédagogie et m’a expliqué qu’elle était chargée d’établir un portrait de Virginie, de dire qui elle était, pour qu’elle soit elle aussi représentée au procès, qu’elle ait une voix, qu’elle ne soit pas une victime parmi les autres, sans identité. Je ne me souviens plus aujourd’hui du poste de cette personne, ni de ce que je lui ai raconté au final, mais j’ai énormément pleuré durant cet appel.
Il s’est passé trois ans avant que le procès soit finalement tenu. Nous avons décidé, mon autre meilleure amie, un ami très proche, et moi, de nous y rendre. Le trajet était long, le procès durait trois jours, nous devions payer l’hôtel, l’essence, les péages, et nous étions tous étudiants et assez pauvres, mais nous voulions faire ce voyage ensemble, et être là pour Virginie.
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Le procès, une autre épreuve
Ce furent trois jours d’une longueur extrême, mal assis sur des bancs en bois, confrontés à Alexandre, sur le banc de l’accusé, tout à fait stoïque, ne regardant que devant lui, ne lâchant que quelques mots quand le juge s’adressait enfin à lui. Mais ces trois journées nous ont appris ce que nous voulions savoir : le déroulé des événements, leur raison, la culpabilité d’Alexandre. Ce procès s’est passé en juin 2015, bien avant #MeToo, et les termes utilisés durant les plaidoiries m’ont donné envie de vomir. « Crime passionnel », « amour fou », « amour au cœur de l’affaire »…. Il n’y a aucun amour dans le fait de tuer une personne, que de la possession, que de la violence, que de la haine.
Virginie avait quitté Alexandre, dont elle n’était plus amoureuse. Il devait venir récupérer ses affaires. Quelques minutes avant de mourir, elle écrivait dans son journal intime : « Il est 23h01, je crains le pire ». On ne sait pas exactement ce qu’il s’est passé ensuite, Alexandre ayant plusieurs fois changé sa version. Les faits relevés sont qu’il avait des griffures sur les bras, et qu’elle est décédée dans une mare de sang, le couteau d’Alexandre si profondément fiché dans sa gorge qu’il en a encoché l’une de ses vertèbres cervicales. Virginie est morte très vite. Alexandre a pris le temps de changer de chemise, « pour ne pas effrayer les gens dans la rue », il est sorti de chez elle, a croisé une patrouille de police et s’est immédiatement rendu. Le temps que les policiers arrivent, Virginie était déjà décédée.
Au deuxième jour du procès, le juge a annoncé que des photos de Virginie allaient être montrées, et a encouragé les gens qui le souhaitent à sortir de la salle. Personnellement, j’ai voulu rester, je crois que j’avais besoin de les voir, pour rendre tout cela réel, pour me sortir de la tête l’idée qu’elle allait rentrer, qu’un appel de sa part était toujours possible, que j’allais bientôt lire l’une de ses lettres aux dessins magnifiques, entendre son rire fou, partager un moment avec elle. Cela a été très dur, la scène était très impressionnante et la mare de sang bien plus importante que ce que j’avais pu imaginer. Je ne pensais pas que l’expression « se vider de son sang » était possible. Son visage était si blanc en comparaison, et son expression terrible.
Alexandre a écopé de 18 ans de prison — requalifié ensuite en 15 ans — pour avoir tué Virginie. Alors que son avocat demandait la requalification en « faits de violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner », c’est l’hypothèse du meurtre non pas prémédité mais volontaire qui a été retenu. Aujourd’hui, avec les remises de peine pour bonne conduite, il est peut-être sorti de prison.
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Une douleur toujours présente, mais qui s’adoucit
Le verdict ne m’a pas soulagé. J’ai été bizarrement déchirée, à l’annonce de la peine, entre le fait de me dire que quinze ans, à l’âge qu’il avait – 21 ans au moment du meurtre, c’était l’enfermer durant toute sa vie de jeune adulte – ce que je trouvais atroce, et le fait de me dire que quinze ans, quand on a pris une vie, ce n’était rien. Quinze ans de plus ne changeront rien à sa disparition, quinze ans de plus ne lui rendront pas toutes les possibilités qu’elle a perdues, ne nous rendrons pas cette amie en or. Moi qui ai toujours été farouchement contre la peine de mort, mais également très consciente du fait que passer des années en prison dans les conditions carcérales qu’offre la France aujourd’hui, ne servirait sûrement à rien, je me suis demandé comment faire pour qu’il en soit autrement. Je suis devenue professeure des écoles, j’ai pensé à aller enseigner en prison, à correspondre avec des prisonniers, à me renseigner auprès d’associations. Aujourd’hui, je n’ai pas encore fait de réel pas dans cette direction. Un jour peut-être.
La vie après tout cela n’a plus jamais été la même. Ces événements m’ont durablement marquée, ainsi que notre groupe d’amis. J’ai dessiné, pour notre meilleure amie commune, un tatouage avec l’initiale de Virginie et plusieurs symboles associés. J’ai mis des mois à m’y mettre, mon cerveau refusait cette commande trop spéciale. Quand la date anniversaire de sa mort est arrivée, je m’y suis enfin mise. Je l’ai travaillé des heures, modifié des dizaines de fois. Aujourd’hui, je ne vois plus cette amie, mais je pense régulièrement à elle et à ce tatouage qui nous relie toutes les trois.
J’ai déménagé plusieurs fois, très loin de la région parisienne de notre adolescence. Chaque déménagement, je ne donne mon adresse qu’aux gens de qui je suis très proche. Elle n’est pas trouvable sur internet, j’essaie de me géolocaliser le moins possible sur les réseaux sociaux. C’est une sorte de protection pour moi, pour ma fille aussi. Même si la partie rationnelle de mon cerveau sait qu’Alexandre n’est pas un tueur en série fou dont le seul but serait de me traquer, je ne peux pas m’empêcher d’être rassurée par la protection de cet anonymat relatif. Et je ne supporte pas de laisser ma porte non verrouillée quand mon conjoint est absent.
Encore aujourd’hui, si une amie tarde à me répondre, si j’ai pu avoir le moindre doute sur son conjoint / copain / mari, je l’imagine morte. Il m’est arrivé de passer tous les jours sonner chez une amie et de la harceler par téléphone, la peur au ventre, parce qu’elle ne me répondait plus depuis trois semaines. En relation avec un conjoint manipulateur et violent, il avait brisé son téléphone, elle n’avait pas encore eu le temps d’en racheter un.
La douleur de la perte n’est plus qu’une infime partie de ce qu’elle a été, le temps adoucit heureusement le deuil, mais, onze ans plus tard, je pense toujours à Virginie chaque jour ou presque. À chaque étape de ma vie, je l’imagine à mes côtés. M’aidant à déménager, commentant mes histoires d’amour, mes compagnons, rencontrant mon conjoint. Réagissant à l’annonce de ma grossesse, peut-être – c’était l’un de nos rêves d’ado – m’annonçant la sienne au même moment. On rêvait d’élever nos filles ensemble. On serait parties en voyage, en bivouacs sauvages, on aurait couru sur les plages la nuit, fait des bains de minuit, on aurait englouti des tonnes de bonbons puis on se serait bougées pour aller faire du sport le lendemain. On aurait grandi puis vieilli ensemble, comme prévu. Peut-être des divorces, peut-être des enterrements, de personnes très âgées, qu’on aurait pleurées normalement, heureuses de la longue vie qu’elles auraient eue. Puis, on serait devenues très vieilles, avec nos mille histoires à raconter, nos anecdotes sur nos vies, nos fous rires à n’en plus finir.
Aujourd’hui encore je pense à tout ce qui nous a été enlevé. Je t’aime Vi.
Si vous ou quelqu’un que vous connaissez est victime de violences conjugales, ou si vous voulez tout simplement vous informer davantage sur le sujet :
- Le 3919 et le site gouvernemental Arrêtons les violences
- Notre article pratique Mon copain m’a frappée : comment réagir, que faire quand on est victime de violences dans son couple ?
- L’association En avant toute(s) et son tchat d’aide disponible sur Comment on s’aime ?
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Les Commentaires
Ce qui me frappe c'est que ce type de relation amoureuse dont parle l'autrice (merci la correction automatique qui me met Autriche...), Je pense que beaucoup de nous l'ont vécu, surtout à cet âge là.
Personnellement je peux compter 2 ou 3 relations que j'ai eues vers 19 ans qui étaient toxiques : jalousie excessive (je me souviens avoir menti sur le fait que j'avais invité des copains chez moi dont 1 garçon en tout bien tout honneur pour ne pas éveiller de jalousie et devoir me justifier), nécessité d'être joignable tout le temps, pression constante, menace de se suicider ou d'arrêter ses études si je le quitte. Bref, tous les ingrédients étaient là et quand j'y pense, j'ai eu de la chance que ces personnes n'aient jamais été dans la violence physique avec moi. Mais je pense souvent à leurs conjointes actuelles...
Et étant aujourd'hui dans une relation saine, je vois que l'amour c'est pas être prisonnier mentalement de ton conjoint, c'est pas l'étouffer. Ça peut sembler être un amour moins fort mais je pense que c'est plus sain de se dire que notre vie continuera si on se sépare.