Vendredi 29 juillet 2011, 10:18.
De l’ironie infâme du monde moderne, chapitre 1000, tome 3.
Il me fallait un paquet de chewing gum mentholés et de Lucky Strike goudronnés, du parfum à mettre en bouche, rien d’autre que ça. Il pleuvait un peu et c’est la sale bruine du mois de juillet qui m’a fait préférer le métro à mes jambes et c’est encore la météo ou la colère des dieux qui m’ont conduit jusqu’au Beau Quartier de la ville. Celui des bars à tapas tamisés et des salons de thés dont le décor tout en porcelaine fleurie et moulures apparentes rivalise avec le kitsch des costumes de leurs clientes – roulures apparentes.
Une population fort sympathique emplie des contradictions modernes; être riche sans ostentation, se maintenir au dessus de la plèbe tout en s’inquiétant d’elle – se payer un peu de conscience à défaut d’autre chose; et c’est de ça dont on va parler.
Dans ce quartier les pavés sont beaux et propres et l’atmosphère agréable comme une photographie tirée d’un magazine de décoration huppé, tout y est certifié label de qualité. Mais vous comprenez bien que les boutiques The Kooples pour jeunes bourgeois branchés ne m’intéressent guère et que l’intérêt, purement pratique, d’un quartier où l’on paye deux fois le prix de ses pommes de terre car elles y sont issues de l’agriculture biologique, ne me séduit pas trop. Là-bas c’est un cliché mais plus qu’ailleurs on se promène cabas en coton Max Haavelar sous les bras rempli de fruits et légumes AB, les habitants se déplacent en bicyclette rouillée et espadrilles dégradables.
Ils sont sains et moi, moi je suis un peu la Claude Allègre du quotidien, l’Eric Zemmour hyper vénère qui lève les yeux au ciel en soupirant quand elle entend le combo fatal « écologie, biodégradable, environnement, réchauffement climatique. »
J’ai la couleur verte en horreur, je me méfie des hommes mal rasés, de ceux qui portent des tongs, qui refusent les sacs plastiques aux caisses des supermarchés, les femmes qui flippent des parabens, achètent chez Lush, The Body Shop et qui moralisent pour le bien-être de la planète, qui culpabilisent par effet de mode; rien que d’en parler et j’ai des palpitations.
Je me sens cernée, dans le quotidien, par ces géants verts porteurs de valeurs positives. J’en croise douze au mètre carré dans ce putain de Beau Quartier, ils me rappellent combien parfois j’ai foi en rien et ça me désole. Alors c’est en sueur, le regard torve, que je trouve un bureau de tabac et que j’y entre comme si j’y jouais ma vie, comme un criminel au Moyen Âge se réfugiait dans une église pour sauver sa peau.
A l’intérieur du temple j’ai vu un client qui y faisait le malin, parlant fort de choses importantes et prenant à parti le pauvre type à côté de lui, comprenez bien, cet homme avait UNE CONSCIENCE, des choses et des idées à faire partager; tout ce que moi, je n’ai pas.
Devant le présentoir à journaux il était atterré par l’immensité vide des gros titres présent en couvrante des magazines féminins : « PLUS SEXY AVEC NOS KILOS », il prenait une voix fluette et ridicule pour répéter « Plus sexy avec mes kilos… plus sexy avec mes kilos…je suis tellement plus sexy avec les kilos, MAIS EST CE QUE C’EST ÇA L’IMPORTANT DANS LA VIE ??? »
Tout le monde ferme sa gueule, ambiance électrique et nerveuse au 15 bis place des Cannes; parce qu’il est bien évident que lorsque quelqu’un invoque les choses importantes de la vie (lesquelles ?!), on doit faire profil bas. Les choses importantes de la vie nous rendent humbles et collés serrés dans le bureau de tabac on en menait pas large : « Alors qu’en ce moment des gens MEURENT en Afghanistan, que la guerre ASSASSINE, que la famine en Afrique continue (emporté par lui-même, il attrape un magazine, le cogne contre la table et agite son index frénétiquement dessus) ET NOUS, et nous ? NOUS tout ce qu’on trouve à faire c’est parler de nos kilos qui nous rendent plus sexy ?! Qu’est ce qu’on est cons ! Vous, monsieur, qu’est-ce qui vous préoccupe le plus : la famine en Somalie ou les kilos sexy de votre femme ? »
Le monsieur ne répond rien, un silence gênant et impatient s’installe entre notre club des cinq clients, l’oracle a parlé et c’est tout juste si j’assume de tenir mon Cosmo dans les mains tant la culpabilité superficielle me travaille les nerfs. Heureusement, une gamine se faufile à côté du justicier anonyme pour regarder les paquets bonbons rangés près de la caisse « Tiens ma petite, prends les bonbons, prends les tous, bouffe-les avant de te faire bouffer. »
Alors seulement, il prend sa monnaie et s’en va. Les autres clients et moi nous ignorons, comme des enfants grondés qui n’oseraient pas relever la tête à la fin de la punition; et rien ne se passe jusqu’à ce que la buraliste nous rassure gentiment « c’est un habitué, faut pas s’formaliser », alors personne ne se formalise et nous cessons de faussement méditer sur l’importance des choses dans la vie, l’affaire est déjà oubliée.
Quand mon tour est venu j’ai demandé « Un paquet de Lucky s’il vous plait
» et la buraliste n’en avait pas, « mais j’ai des Lucky souple ou des bio » me dit-elle. « DES BIOS ??? » lui dis-je, interloquée. « Oui, des Lucky Strike recyclables. »
J’ai regardé sur l’étagère ce petit rectangle de carton jauni, un peu vieilli, qui semblait dire : « J’en ai vécu des choses avant d’être le carton de ton paquet de cigarettes, j’ai un passé, une histoire, toute une vie. Achète-moi, fais du bien autour de toi, donne un sens au plus petit de tes gestes et oublie la contradiction suprême consistant à associer les mots BIODÉGRADABLE et TÉRÉBENTHINE. » Le paquet coûtait dix ou vingt centimes plus cher car la conscience, on l’a déjà dit, à un prix.
Ce jour-là, je n’ai pas acheté le paquet de cigarettes biodégradables car moi aussi j’ai une posture à tenir et une fierté à conserver; et ce jour-là dans le bureau de tabac, enflammée par l’ambiance démocrate et grande gueule de l’endroit j’ai moi aussi tapé mon scandale comme le client qui me précédait : « AHAHAH QUELLE IRONIE C’EST VRAIMENT N’IMPORTE QUOI ILS NE SAVENT PLUS QUOI INVENTER » avais-je dis. Fière et concernée, impliquée, « Y a pas plus important dans la vie ? » aurais-je pu ajouter. Je me sentais bien dans l’action, dans l’indignation, je vivais à fond la vie du quartier.
Mais en rentrant chez moi, une fois la pression retombée c’est la curiosité qui m’a titillée. J’ai voulu savoir ce que l’industrie du tabac voulait nous faire avaler derrière cette énième innovation moderne.
Les Lucky Strike bio, c’est un paquet de cigarettes dont le visuel a été travaillé, façon vintage (c’est à dire, un peu gris jaune, un peu sale, moche mais étique et chic) probablement pour nous faire penser que le carton est recyclé, que les mégots sont dégradables, qu’il est moins nocif que les autres et que pour vingt centimes on serait bien cons de refuser de payer pour mieux protéger notre planète.
En réalité ce qui change, c’est l’aluminium qui recouvre les cigarettes et qui a été remplacé par un bout de papier 100% recyclable à l’intérieur du paquet. Et c’est tout. Vingt centimes s’il vous plaît, on est déjà bien couillons de fumer, on le serait encore plus de ne pas investir dans la propreté et dans l’avenir, une façon bien commune de nous déculpabiliser.
J’ai cherché en vain à retrouver ces cigarettes dans toute la ville mais il n’y a que dans mon Beau Quartier et chez un grand buraliste du centre ville que je les ai trouvées. Là où l’élite intellectuelle et culturelle se regroupe, où les gens ont les moyens de payer pour tenir une posture et assumer une arnaque, où on croit tellement fort qu’on ne voit peut être pas le mensonge.
C’est un joli quartier, il pleuvait le jour où j’y ai mis les pieds, on était plombés de goudrons mais élégants et conscients jusqu’au fond du paquet. On se prenaient bien pour des cons, en vérité, tout seuls et comme des grands, fiers et forts de penser que dans la vie tout est peut être important. On pensait sauver le monde, on ne faisait que participer à son absurde ironie avant d’aller rejoindre la terre – terreau naturel saturé d’hydrocarbures dans une belle enveloppe en chaire jaunie, effet vintage et dégradable.
Amen.
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Les Commentaires
Certes il y a des pollueurs qui n'ont aucun scrupule pour leur environnement, mais il y a aussi ceux qui n'ont pas d'autres choix.
On aimerait tous rouler à vélo, mais quand on bosse à 40km, c'est pas facile à mettre en place. J'aimerai bien troquer ma poubelle ambulante contre une voiture électrique, mais il faudra d'abord que celle-ci me soit accessible financièrement !
Quand à manger bio, j'ai la chance d'avoir un potager garanti cultivé sans pesticides dans mon jardin...et encore, ce n'est même pas de la conscience écologique, c'est juste le plaisir de jardiner, et de joindre l'utile à l'agréable.
Chose qui est difficilement accessible à ceux qui vivent en appart.
D'une façon générale, j'ai l'impression que le bio se transforme de plus en plus, en réponse à la demande : il s'industrialise énormément, et l'idéologie de base s'efface. Ce n'est plus une agriculture respectueuse, okay y'a moins de pesticides, mais le rendement exige quand même certains sacrifices sur la qualité.
Je n'ai rien contre la bio-attitude, mais ce n'est pas monsieur et madame lambda qu'il faut convaincre de la nécéssité de modifier nos comportements de consommation, c'est les grandes entreprises, les usines, ceux qui font vivre et encouragent la production de masse.
Le discours moralisateur n'est pas tourné vers les bonnes personnes.