Les Quatre Filles du docteur March est un roman qui me tient à cœur et pourtant, je ne l’ai lu en version originale que cet été, étant passée au préalable par une dizaine de traductions plus ou moins bonnes.
Et vous savez quoi ? Je suis retombée encore plus passionnément amoureuse de ce roman. Malgré tout, quand j’en parle, les gens me balancent toujours que c’est moraliste, niais… il faut dire qu’en France, on a écopé de traductions assez lamentables qui ont complètement lissé le merveilleux personnage de Jo (notamment son ambiguïté sexuelle et sa laideur).
Louisa May Alcott était une femme en avance sur son époque.
Néanmoins, Les Quatre Filles du docteur March est loin d’être une version américaine des Petites Filles modèles, et alors que notre comtesse nationale était déjà conservatrice en son temps, Louisa May Alcott était, elle, une femme en avance sur son époque.
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Voici une présentation de cette femme hors du commun et de son livre qui a marqué des générations de lecteurs•trices !
La famille, cocon protecteur… ou étouffant
Louisa May Alcott est née en 1832 en Pennsylvanie et est morte en 1888 à Boston, sans doute des suites d’un empoisonnement au mercure alors qu’elle travaillait comme infirmière durant la Guerre de Sécession.
Ses deux parents appartenaient au mouvement transcendantaliste. Ce mouvement, basé sur les travaux du philosophe allemand Kant, croit en la bonté innée de la nature et de l’humain corrompu par les institutions — notamment religieuses, et met en avant un travail personnel spirituel pour tirer le meilleur parti de ses capacités. Il introduit alors une nouvelle manière de s’éduquer.
Bronson Alcott invitait ses quatre filles à développer leurs propres talents et à chercher la connaissance par elles-mêmes.
Bronson Alcott invitait ainsi ses quatre filles à développer leurs propres talents, à observer la nature et à chercher la connaissance par elles-mêmes. Il a même fondé une école basée sur ce principe qui a dû fermer en raison d’un scandale lié à l’admission d’une petite fille noire.
Il a également entraîné sa famille dans une vie misérable en tentant de créer une communauté capable de survivre en autarcie : FruitLand. Mais un hiver rude et une terre peu fertile ont mis fin à ses projets.
Malgré ces épreuves, les Alcott restaient assez unis même si Louisa May avait des rapports ambigus avec son père : elle respectait ses idées, mais son côté idéaliste l’éloignait des réalités terrestres et il ne savait absolument pas gérer son argent ni subvenir aux besoins de sa famille. Sa femme soutenait l’ensemble et Louisa May en était consciente.
Si Bronson Alcott encourageait l’autonomie et l’indépendance d’esprit, l’éducation de Louisa May Alcott est néanmoins marquée par des valeurs de son temps : dans son journal, elle a disserté sur l’abnégation et l’humilité, qualités essentielles pour les femmes notamment.
L’écriture par nécessité
Des personnalités éminentes du mouvement — Henry David Thoreau, Margaret Fuller, Ralph Waldo Emmerson ou encore Nathaniel Hawthorne, toutes des figures d’écrivains, de philosophes ou de penseurs engagés, étaient des proches de la famille Alcott.
Ils ont aussi participé à l’éducation et à l’éveil culturel de Louisa May qui a rapidement été surnommée le Shakespeare de sa famille, tout comme sa sœur Abigaïl May était surnommée le petit Raphaël pour ses dons en peinture (à noter d’ailleurs qu’elle est la première femme artiste à avoir vu son œuvre exposée au Salon de peinture et sculpture de Paris).
Très rapidement, Louisa May Alcott a écrit des histoires courtes et des poèmes, a entretenu de nombreuses correspondances et a tenu un journal intime.
Louisa May Alcott a écrit toute une série de feuilletons sous le pseudonyme masculin d’A.M. Barnard.
Pour subvenir aux besoins familiaux (sa sœur Anna et elle ont travaillé très tôt), elle a écrit toute une série de feuilletons sensationnels et parfois scandaleux sous le pseudonyme masculin d’A.M. Barnard. C’est cependant avec un ouvrage plus conventionnel, un livre de commande, que Louisa May Alcott a connu le succès et a pu vivre de sa plume.
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Il s’agit bien sûr de Little Women, traduit en français par Les Quatre Filles du docteur March (vous noterez la manière dont la traduction centre l’attention sur un père absent qui n’est même pas docteur).
Louisa May n’a eu aucun enthousiasme à l’écrire (elle l’a achevé sous la pression en dix semaines), mais le roman a tout de même connu trois suites et est encore aujourd’hui un immense succès. Partiellement autobiographique, ce livre se base sur son enfance : on peut retrouver ses trois sœurs et elle-même fidèlement représentées sous les traits de Meg, Beth, Amy et Jo, qui était l’alter-ego de Louisa May Alcott.
Des ambiguïtés dans l’œuvre et chez l’auteure
Ces tranches de vie aux allures moralistes où se croisent les influences de Dickens et John Bunyan (Le Voyage du pèlerin) sont bien moins gentillettes que ce que l’on peut croire.
La traduction française a fortement atténué l’ambiguïté de genre de Jo March.
La traduction française a d’ailleurs fortement atténué l’ambiguïté de genre du personnage de Jo March qui veut véritablement être un garçon et est quelque part heureuse d’avoir les cheveux à ras quand elle les coupe et les vend pour gagner de l’argent.
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Louisa May Alcott avait elle-même un rapport au genre assez particulier ; elle avait d’ailleurs plaisanté en entretien sur le fait qu’elle était une vieille fille :
« Je suis plus que persuadée que je suis une âme d’homme mise par quelque erreur de la nature dans un corps de femme… car je suis tombée amoureuse de tant de jolies filles et jamais d’aucun homme. »
Certains biographes de Louisa May Alcott la voient d’ailleurs comme une lesbienne introvertie ou une personne trans. La question reste floue, mais il est indéniable qu’un trouble du genre demeure dans son œuvre.
Si les héroïnes finissent toutes mariées (sauf Beth, l’ange du foyer qui, à l’image de la sœur de Louisa May, mourut jeune de maladie), leurs romances ne sont jamais enjolivées pour un public féminin avide de folles passions peu réalistes.
Meg, tout comme Anna, la sœur aînée de Louisa May dont elle était très proche, épouse un homme qui est son aîné et forme avec lui une union des plus classiques. Pourtant, leur vie commune n’est jamais idéalisée et Louisa May rend compte des difficultés et du sentiment d’enfermement d’une femme au foyer.
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Quant à Jo, les lecteurs et lectrices voulaient la voir épouser Theodore Laurence, son ami d’enfance qui finit avec sa jeune sœur Amy, même si la première traduction française le mariait à Jo. Néanmoins, cette pression irritait fortement Louisa May Alcott, demeurée vieille fille. Ainsi a-t-elle écrit dans son journal :
« Des filles m’écrivent pour savoir qui les sœurs March vont épouser, comme s’il s’agissait du seul but et de la seule fin à la vie d’une femme. Je ne marierai pas Jo à Laurie pour leur plaire. »
Alors qu’elle voulait faire de Jo une vieille fille à son image, Louisa May Alcott lui a inventé un professeur allemand un peu paternaliste et absolument pas romantique (il reprise ses chaussettes) afin de contrer les attentes des lectrices.
Ce personnage, c’est le professeur Bhaer, inspiré de Ralph Waldo Emmerson dont Louisa May Alcott était amoureuse ou croyait l’être durant sa jeunesse. Elle le voyait en Goethe et elle en Bettina d’Arnim, femme avec laquelle l’écrivain allemand a entretenu une correspondance et une romance.
L’homme qui a donné naissance au personnage de Laurie, ami d’enfance que Jo repousse, a également eu une place ambiguë dans la vie de Louisa May Alcott. Il s’agit d’un musicien polonais plus jeune qu’elle, Ladislas Wisniewski, qu’elle a rencontré en Europe et avec lequel elle a passé du temps seule à Paris.
Cependant, elle a effacé de son journal les passages où il était question de lui, et l’on ne sait donc pas jusqu’où allait leur intimité.
Elle était persuadée qu’une femme avait de la valeur hors mariage.
Louisa May Alcott croyait à l’institution du mariage mais n’a pas connu la personne qu’elle attendait. Elle était malgré tout persuadée qu’une femme avait de la valeur hors mariage. Son œuvre, traversée de sensualité, de garçonnes et de femmes fatales, révèle une femme étouffée par les mœurs de l’époque.
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Sa vie privée — qu’elle a su maintenir floue — fascine mais hormis la vieille fille qui écrivait des livres pour enfants, elle était une poétesse précoce engagée en faveur de l’abolition de l’esclavage et des droits des femmes !
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Les Commentaires
Et sinon c'est Bettina von Arnim, et pas d'Arnim. On a plus besoin de franciser les noms étrangers, si?