Les Chansons de Bilitis, de Pierre Louÿs
J’ai découvert ce livre grâce à un ami : il m’en lisait quelques vers, le soir, au téléphone. Aujourd’hui cette belle relation est à jamais ruinée, mais il en reste une écume sur les berges de mon goût littéraire, et cette écume, c’est Les Chansons de Bilitis. Il s’agit d’une mystification : ce recueil de poème retraçant à la première personne la vie d’une poétesse et courtisane grecque imaginaire de l’île de Lesbos (comme prétendument Sappho), a d’abord été présenté comme une traduction. Certains chercheurs imbus d’eux-mêmes et peu soucieux de vérifier leurs sources se sont même permis à l’époque de « corriger » Louÿs sur sa traduction ! En quelque sorte, cependant, c’est bien une traduction : dans ces vers délicat est traduite l’essence pure de l’érotisme, les sensations charnelles sont exprimées en mots. Pierre Louÿs disait :
« Si un couple amoureux se compose de deux femmes, il est parfait, S’il n’y en a qu’une seule, il est moitié moins bien, S’il n’y en a aucune, il est purement idiot. »
Une conception très romantique des lesbiennes comme l’amour parfait, charnel et incarné mais pourtant si pur et inviolé. La fascination du XIXème siècle pour l’homosexualité féminine est probablement liée à ce qui semble un paradoxe : la femme, définie par sa maternité, s’épanouit dans une relation infertile (cf. la poupée de Mnasidika), puisqu’alors elle est être de pure sensualité, sans but.
Il y a aussi quelque chose de profondément religieux dans la poésie érotique : c’est le contraire de l’incarnation chrétienne, puisque ce n’est pas le Verbe qui se fait chair, mais le corps qui se fait mot (c’est d’ailleurs sans doute pourquoi San Juan de la Cruz s’inspirait de poésie érotique et pornographique pour expliquer l’expérience mystique). Et je pense sincèrement qu’à l’instar d’un livre religieux, ce recueil parle de quelque chose qui nous dépasse, d’un amour plus fort, plus universel, transcendant. Et ce qui est beau dans cet amour, ce qui le distingue d’un amour « divin », c’est qu’il est individualisé en la personne de Bilitis, et qu’il est charnel : on est loin de glorifier les amours platoniques comme supérieures aux autres. C’est profondément humain, au sens le plus noble du terme.
Un Visage pour l’Eternité, de C.S. Lewis
Un garçon que j’ai beaucoup aimé m’a offert, le jour de mes 17 ans, ce très beau livre de C.S. Lewis, dont vous connaissez sans doute Le Monde de Narnia. Il avait tant pleuré en le lisant qu’il avait peur de me l’offrir, se disant que pour une fille, les questions de peur d’être vue, de laideur impossible à montrer, d’abandon de l’amour, étaient sans doute plus douloureuses et insupportables encore.
Je n’ai pas pleuré. J’ai été émue, oui, profondément. C’est une très jolie histoire qui résonne à travers les siècles, qu’on connait tous plus ou moins vaguement : le mythe d’Eros et Psyché, ici vu par la première des soeurs de Psyché (nommée Istra dans le livre), Orual. Et là est toute l’originalité, car plutôt que de suivre le destin de la plus jolie femme qui existe, on suit le malheur de la plus laide qui soit, on va là où son amour la porte, on voit à quel point il la détruit. Un amour égoïste et intransigeant, « sale », et pourtant si magnifique et pur. Tous les amours qui existent : pour une soeur, pour un père, pour un homme, pour un dieu.
Il s’agit donc d’un roman d’amour, auquel la pluralité des voix, la transposition dans une contrée imaginaire et l’exploitation d’un mythe offrent une portée plus universelle.
Au-delà, une petite réflexion sur la religion, l’existence des dieux, et sur la souffrance de l’isolement. La religion comme lien social ou comme besoin individuel. L’existence des dieux, comme fait à prouver ou dépendant de l’unique foi. L’isolement d’une femme laide, qui ne sera jamais aimée, ou l’isolement d’une chef d’État qui doit renoncer à sa vie d’individu.
J’ai l’impression que ce roman a énormément à apporter, et que je ne suis pas allée au bout de tout ce qu’on peut y comprendre. Mais rien que d’une lecture on ressort déjà changé-e.
Clair de femme, de Romain Gary
Je vais finir par passer pour une romantique finie : encore une histoire d’amour ! Et accessoirement, c’est encore un garçon qui me l’a conseillé. C’est aussi une de mes lectures les plus douloureuses : celles d’entre vous qui ont été aimées parce qu’elles étaient aux yeux de l’autre « la » femme (et donc un peu toutes les femmes), et pas pour ce qu’elles étaient, comprendra certainement en le lisant.
Yannick est morte d’un cancer, et a fait jurer à Michel, son mari (et le héros), de retomber amoureux pour l’aimer à travers une autre femme. Cette autre femme, c’est Lydie, qu’il rencontre à la sortie d’un taxi, et dont le mari est gravement traumatisé suite à l’accident de voiture qui a tué leur fille.
Je ne peux hélas pas beaucoup développer au sujet de ce roman, c’est quelque chose dont chaque morceau se savoure, se découvre avec un mélange d’émerveillement essoufflé par tant de ce qu’on appelle un peu facilement des « fulgurances », mais aussi des boules dans la gorge. L’aspect transcendant de l’amour amène à une forme de féminité interchangeable, à placer la femme en tant que femme comme un objet d’adoration, une idole
. Adorer empêche d’aimer, et Gary a tout à fait conscience ce ce défaut inhumain dans la façon d’aimer de ses personnages. Seul le mari de Lydie semble éprouver un amour tout à fait humanisé, individualisé, pour sa femme, et il est réduit au silence…
Sans doute l’un des plus beaux romans d’amour. Le plus cruel, aussi.
Histoire de l’oeil, de George Bataille
Attention, livre à ne pas mettre entre toutes les mains ! Conseil que je n’ai moi-même pas suivi puisque j’ai fait passer ce livre à toutes mes camarades de classe, de la plus chaste à la plus adepte de pornographie scabreuse, et toutes en furent passablement retournées. Bataille, c’est l’extase par la peur, par la crasse, par l’inhumain. Je vous parlais de San Juan de la Cruz plus haut (si si, allez voir !), et celui-là disait en son temps que l’extase (mystique) et la mort était « l’anéantissement de soi en Dieu et de Dieu en soi ». Eh bien ici c’est à peu près ça : par l’horreur, ou plutôt, terme bataillien, par la terreur, le héros, le personnage, le lecteur… se déshumanise, s’anéantit en tant qu’humain. Il y a quelque chose d’assez fascinant dans cette terreur, qui semble certes malsaine, mais c’est trop profond pour mériter cet adjectif qui renvoie au superficiel.
Histoire de l’oeil, c’est un peu une façon de goûter cette terreur, ce dégoût, une forme de nausée très existentialiste (un comble quand on pense aux rapports de Bataille avec Sartre), d’y plonger, radicalement. Peut-être plus accessible (et plus poétique ?), Le Bleu du Ciel est un autre roman de la terreur, de la déshumanisation, mais cette fois personnifiée en la personne du héros. Car ce qui est peut-être le plus terrible dans l’Histoire de l’oeil, c’est que l’horreur est impersonnelle, et donc plus inquiétante…
Ce livre est terriblement dérangeant, absolument pas « plaisant », mais on en sort transformé-e.
Les Chants de Maldoror, du Comte de Lautréamont (Isidore Ducasse)
Celui-là, petit ouvrage tout abîmé déniché dans le grenier de mes grands-parents, j’ai vraiment mis du temps à vraiment l’apprécier. J’ai eu l’impression que le style se faisait plus fluide au fil du roman, ou plutôt qu’il fallait de l’exercice, de l’entraînement, pour vraiment apprécier son écriture. Je crois que j’ai du attendre le chant troisième pour vraiment accrocher. Roman de la persévérance donc. Mais persévérance largement récompensée.
Il y avait paraît-il l’idée de présenter la plus grande immoralité pour prôner la morale mais à mes yeux c’est un échec ; au contraire, je voyais comme Maldoror la beauté de ces actes et de ces pensées amorales. Le mélange d’un fantastique mystique avec les actes de la plus grandes bassesse humaine est assez incroyable, résolument hors du temps, dérangeant et vomitif, mais aussi fascinant. C’est un recueil de po… non c’est un rom… non en fait c’est plutôt de la prose poé… Non. En fait, ce sont des chants, des chants dans le style antique, mais avec des problématiques gothiques et une esthétique digne du plus grand romantisme noir.
Ce livre, j’ai appris à le savourer, à l’aimer. Ce ne fut pas un coup de foudre, l’orage a frappé après, balayant tout sur son passage, Dieu et les hommes, le Bien et le Mal, et par delà, me laissant pantoise, estomaquée par ce que j’appellerais (peut-être avec emphase) le sublime.
Dérangeant à souhait, à la fois mal-être adolescent, éloge et blâme de la perversion, poésie cynique et réflexion sur l’écriture, je ne comprend pas qu’on n’étudie pas plus ce genre de bouquins qui est à la fois ancré dans la littérature moderne, et à la fois un véritable OVNI littéraire (surtout pour l’époque).
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