J’ai pu interviewer The Marv en présence de Fabio, son compagnon et le patron du label.
- Pour la première question, je vais mettre les pieds dans le plat tout de suite : tu es la seule beatmaker française que je connaisse.
Je suis la seule, à ma connaissance. Je n’en connais pas d’autre, mais j’aimerais bien !
- Est-ce que tu peux nous parler de tes influences musicales en général ?
C’est d’abord les chansons fredonnées par mes parents. Ensuite la musique indienne. À la base, je ne suis pas du tout dans le rap. Le beatmaking, le hip-hop… je ne connaissais pas du tout. Moi ce que j’écoutais en cachette, c’était du rock de Liverpool, un peu underground. J’étais amoureuse de Joy Division et de Nirvana. J’aimais les personnages un peu destroy, un peu torturés.
- Est-ce que tu as des références qui t’ont marquée en termes de beatmaking ?
Sincèrement, non. J’aime penser qu’il y a deux grandes catégorie de beatmakers ; d’abord ceux qui ont un vrai passif musical, une vraie connaissance, plein de références et ça se ressent dans leur musique parce qu’elle est riche de toute cette culture. Puis tu as les autres, qui sont arrivés par là parce qu’ils aiment la musique aussi j’imagine, mais surtout parce qu’aujourd’hui les logiciels te permettent, même quand tu es novice, de très vite exécuter et retranscrire ce que tu avais en tête sans forcement avoir le bagage culturel des premiers. Et leur richesse à eux, je pense, c’est de pouvoir s’affranchir de tout ça et de pouvoir donner naissance à une espèce de fusion des genres.
Moi je pense faire partie de la seconde catégorie. Donc non, il n’y a pas vraiment de beatmaker auquel je m’identifie, mais finalement ça ne me dérange pas. Et en plus, je n’ai pas beaucoup de temps pour écouter de la musique.
- Comment est né ton premier EP, Malayalam Beats vol.1 ?
J’étais enceinte de ma fille et j’avais encouragé mon compagnon à rebrancher ses machines parce qu’il avait un peu abandonné la musique. J’étais très contente de moi parce qu’il avait l’air de bien s’amuser ! Sauf que c’est un petit peu un truc de geeks : t’es devant ton ordinateur et tu n’interagis pas trop avec les gens autour. Mais moi je voulais participer à cette histoire de mon lit !
Comme je voulais rentrer dans son petit monde, j’ai commencé à donner mon avis sur ses prods :
« Moi là je mettrais un gros « Boum », je mettrai ceci, cela, je mettrais telle note, mais nan c’est n’importe quoi ce que tu fais, mets un énorme « Boïng » pour cacher la misère. » [rires]
À l’époque je ne connaissais pas le nom des éléments, j’y connaissais que dalle ! Je donnais donc mon avis sur tout. Et j’ai assez vite compris que c’était agaçant et que ça allait cinq minutes de donner son avis sur le travail des autres, surtout quand ils étaient en work in progress. Donc il a fini par me dire : « Tu n’as qu’à faire ton propre EP ! ». Je l’ai pris comme un challenge ! Dès le lendemain j’avais mon petit cahier et je lui ai dit « Maintenant tu m’expliques ».
Je ne connaissais ni le matériel, ni les termes techniques, mais je me suis mise dedans de manière assez académique. Ça le faisait rire parce que je notais tout. Et trois mois après je sortais Malayalam Beats.
- Trois mois après ?!
Ouais, à peu près. [NDLR : Fabio, compagnon martyr et patron du label, acquiesce] Et le premier sample que j’ai utilisé, sachant que j’avais zéro référence musicale (même aujourd’hui, j’en ai très peu), c’est une berceuse que me chantait mon père quand j’étais petite. Je ne savais pas qu’elle existait sur disque, je pensais que c’était un chant qui se transmettait à l’oral. J’ai tapé par hasard deux-trois mots dont je me souvenais sur Internet et il s’avère que c’est la musique d’un film qui s’appelle Chemmeen.
- La première fois que j’ai écouté ce projet, j’ai tout de suite fait le rapprochement avec un autre disque, à savoir Beat Konducta India de Madlib.
Je l’ai écouté, et hormis le fait qu’il utilise des samples indiens, je n’arrive pas à y trouver de vraies ressemblances. En tout cas c’est très flatteur ! C’est un peu comme quand tu es dans une fratrie et qu’on te dit « tu ressembles grave à ton frère » : toi, tu ne vois que les différences entre vous. [rires] Mais c’est cool !
- Tu l’as évoqué tout à l’heure : l’origine des samples que tu utilises. C’est quelque chose de très ciblé…
Je n’allais pas me mettre à sampler de la soul ou du jazz alors que j’y connais que dalle ! Même s’il y des morceaux qui me filent des frissons, ce n’est pas mon histoire. Pour Malayalam j’ai surtout utilisé de la musique indienne des années 50/60. Ce qui m’intéressait c’était le côté « musique traditionnelle ».
- Quelques mois plus tard, tu as sorti Birdy Beats. Le fil conducteur de ce projet (du moins c’est la perception que j’en ai), c’est l’évasion…
Ouais, c’est un truc que tu retrouves un petit peu dans The Marginal, Pain & Beauty. Ce n’est pas tant l’évasion que… l’étrangeté. L’évasion c’est la découverte ; l’étrangeté, c’est un sentiment un peu… tu n’es pas forcement à l’aise. Dans Bird Gang Battle par exemple, tu as des espèces de conflits entre les oiseaux, entre leurs chants… On dirait un gros bordel, mais ça a été pensé mine de rien ! [rires]
- Avec le dernier morceau, The Owl & the Wizard, on est sur quelque chose de plus expérimental. J’ai l’impression qu’à partir de ce morceau-là, les genres et les étiquettes, tu n’en as plus rien à cirer.
Bah là je m’affranchis de… [NDLR : The Marv désigne son compagnon Fabio du doigt, éclat de rire général] Peu de gens ont compris cet EP. Mais ce n’est pas grave, j’étais très contente de le faire. C’est vrai qu’à ce moment-là, je pense m’être complètement émancipée. Je l’ai vraiment fait pour moi.
- Il y avait quelque chose de didactique sur le précédent…
C’était l’apprentissage ! C’était comme un rapport de stage. Mais un joli rapport de stage.
- Il y a un truc que tu aimes bien faire entre tes projets, c’est des remix de morceaux qui t’ont vraisemblablement marquée. Ce sont des récréations que tu t’accordes ?
Quand je sors un projet, je suis épuisée. Je ne peux plus l’écouter. Mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas envie de faire de la musique ! Est-ce que j’ai l’énergie pour me replonger dans un EP ? Pas forcément. Donc le compromis, c’est de faire des petites sorties comme ça, sur des compiles ou sur mon SoundCloud, pour rester en activité sans pour autant mettre en chantier un nouveau truc.
- En 2014 tu as sorti King Of Tunes (Ragadevan)…
Cet EP, c’est un hommage au compositeur indien Ilayaraja à qui l’on a décerné le titre de Ragadevan [NDLR : Roi des mélodies, « King Of Tunes » en anglais]
- Sur ce projet on a vraiment l’impression que tu t’amuses, il sonne comme une espèce de synthèse de tout ce que tu as pu faire. Est-ce que tu le considères comme ton projet le plus abouti ?
Ouais, même si avec le recul il y a toujours des petits détails que j’aurais aimé modifier. Mais oui, je pense que c’est le projet le plus abouti, même par rapport au dernier EP. C’est celui sur lequel j’ai passé le plus de temps, on est passés par des professionnels pour faire le mastering… [NDLR : Fabio ajoute « le vinyle »]
Oui, merci mon label StillMuzik
! [rires]
- C’est le premier de tes projets à bénéficier d’un support physique…
Fabio explique :
« Au début je ne voulais pas qu’on fasse l’amalgame entre ma position dans le label et le fait que ce soit ma compagne. Donc pour A King Of Tunes je l’ai encouragée à rentrer en contact avec d’autres labels. Sauf que mon frère, cogérant de StillMuzik, m’a fait un caca nerveux : « Pas question que ça sorte ailleurs, ça fracasse ! On le sort chez nous, on fait un vinyle ! C’est logique ! ».
Oui, c’est mon projet le plus abouti. J’en suis très contente. J’ai vraiment fait tout ce dont j’avais envie. Faire intervenir une équipe qui travaille sur les différents aspects du projet, c’était cool. Et puis, c’est modeste, mais il a quand même reçu un bel accueil.
- C’est sur ce projet que tu transcendes vraiment les genres…
Il y a des moments où tu crois que c’est de la house, ensuite tu as le hip-hop qui revient, pour passer sur un rythme de percus indiennes… Dans ma tête, à aucun moment j’ai pensé que j’allais faire des beats hip-hop. Tu sais que Madlib, j’ai entendu pour la première fois son nom bien après avoir sorti mon premier EP !
- Dans A Wind Blows, ton grand jeu consiste à casser le rythme en permanence. Pourquoi ?
Pour faire chier le monde ! [rires]
Fabio précise : « C’est inutilisable en DJ set d’ailleurs… »
- J’imagine !
Ça me faisait kiffer, quoi… Et en fait je n’ai samplé qu’une chanson pour faire ce morceau. Sur ce track-là, je n’ai pas épuisé tous les samples disponibles. C’était frustrant parce que je voulais tout caser ! Le but de ce disque – comme les précédents — ce n’était pas juste d’utiliser les samples parce qu’ils claquaient, je voulais vraiment y mettre ma personnalité. Fabriquer un écrin pour les samples.
C’est le sample qui doit être mis en valeur. J’aurais pu les découper dans tous les sens pour les faire rentrer dans le beat, mais je ne voulais pas. Je voulais accompagner la force du sample.
- Quand on écoute ce projet, il transpire une sorte de tranquillité. Même s’il y a des choses très rythmées, on te sent apaisée.
C’était mon état d’esprit à ce moment-là. Tout allait bien autour de moi, l’été devait approcher. Et ma fille est entrée en crèche ! [rires]
- La remarque n’était pas innocente, parce que sur ton dernier projet, The Marginal, Pain & Beauty, on sent que ça va être beaucoup plus dur comme ambiance.
C’était à une époque de ma vie où il ne se passait rien de terrible, comme pour tout le monde : à plusieurs moments dans ta vie, tu es tiraillée entre ce que tu es et ce que tu « devrais être ». Est-ce que je montre aux gens qui je suis vraiment ? N’est-ce pas trop risqué de montrer à quel point je suis marginale ? Marginale dans le sens « différente ».
C’était à un moment de ma vie où j’avais l’impression que l’on m’enlevait le droit de choisir qui je voulais être. Je suis tiraillée entre deux mondes très différents. Du côté de ma mère on est musulmans, très pratiquants et je le revendique. Et à côté de ça je fais une musique qui m’amène à fréquenter d’autres milieux. Souvent, ça rentre en conflit et c’est parfois dur à gérer.
Je ne comprenais pas pourquoi quand j’allais chez ma mère, je ne pouvais pas être totalement moi et pourquoi quand j’étais avec d’autres personnes, je ne pouvais pas non plus… Et au moment où tu réalises ça tu as l’impression d’être seule au monde, alors qu’en vérité, la marginalité, c’est un sentiment qui est partagé par tout le monde. C’est un paradoxe intéressant. J’avais envie d’en parler et ça m’a permis de l’extérioriser sans forcement le verbaliser.
- J’allais te demander de m’expliquer le titre du projet…
Fabio :
« The Marginal c’est fait, il reste Pain & Beauty… » [Rires]
En fait, les tracks de ce projet je les ai posés en trois ou quatre jours. C’est sorti de façon très spontanée. J’étais toute seule chez moi, je ne me sentais pas bien et j’avais envie de faire un EP par rapport à ça. Mais il fallait que ce soit cohérent pour les auditeurs.
J’ai donc élaboré un scénario avec un personnage, marginal donc – de quelle manière, on ne sait pas vraiment – qui suit un parcours. Tu vois la scène dans Blanche-Neige où est elle est dans les bois ? Elle est un peu Struggle In The Wood. C’est le moment où tu es un peu en conflit entre ce que tu as envie d’être et qui tu devrais être pour que ta vie soit plus simple.
Ensuite tu as la douleur de te rendre compte que c’est un dilemme vraiment difficile, et que tu as beau te débattre, ça ne résout rien à ton problème. C’est à ce moment que tu réalises que tu es « marginale ». Enfin, l’exercice consiste à trouver la beauté dans le fait d’être marginale, d’être différente. D’être toi-même. Chaque morceau de cet EP correspond à une de ces phases.
- Le son de ce projet est beaucoup plus synthétique, il y a très peu de samples. C’est un choix délibéré ?
Je ne voulais pas m’appuyer sur le travail de quelqu’un. C’était moi et mes sentiments à un moment donné. Ça aurait été bizarre de m’inspirer du son de quelqu’un d’autre pour exprimer un sentiment aussi intime.
- Du coup, je trouve que ça donne quelque chose de très organique…
C’était aussi un challenge. C’est un tout autre exercice que de faire uniquement de la composition.
Fabio intervient :
« De mon point de vue de réalisateur, dans le cas de certains morceaux, il a fallu faire du tri. Il a fallu élaguer plein de choses, plein de sons bizarres. On était envahis par un foisonnement très importants d’éléments, et pris par la peur que les gens ne captent que dalle aux morceaux. »
Sur la toute première version, il y avait des choses complètement dissonantes.
Fabio reprend :
« Presque désaccordées, voir « agressives ». Tu grinçais un peu des dents parce que c’était des sonorités que tu n’avais pas l’habitude d’écouter. Même s’il y a des choses que l’on a gardées, il y avait beaucoup trop de matière… »
J’étais trop dans le « bad ».
Fabio :
« La version de base de The Marginal est presque désagréable à écouter. Tu as un sentiment de gêne. »
On a fait écouter à notre entourage les versions « démo » des morceaux, leur première réflexion, a été : « Mais dans quel état d’esprit étais-tu quand tu as fait ça ? ».
Fabio, enfin :
« Moi, ma volonté ce n’était pas de « lisser » le truc, mais de faire quelque choses de plus dépouillé, plus aéré pour que l’on comprenne mieux le son. »
- Je voulais revenir sur le morceau The Marginal justement et du travail avec Majiim. Comment avez-vous travaillé sur le clip ?
Je lui ai donné carte blanche et il a totalement compris où je voulais en venir. On avait déjà travaillé pour le clip d’An Oscillation, donc je savais qu’il travaillait bien. Il m’a montré quelques images du work in progress, ça m’a suffi pour être rassurée et je l’ai laissé faire le clip comme il l’entendait.
Selon Fabio,
« Je pense que son idée de base était de chercher des marginaux dans sa culture visuelle et cinématographique. »
Majiim est quelqu’un de très talentueux et très investi. Je lui fais totalement confiance. Je n’ai pas trop mis mon nez dans cette histoire de clip et c’est tant mieux au final.
- Sur Struggle In The Wood et encore plus sur la première partie de Dull Pain, on s’attend presque à entendre un rappeur débarquer. La production, c’est quelques chose qui pourrait t’intéresser ?
Pourquoi pas… Je préférerais des voix féminines. Mais il ne faut pas que ce soit une contrainte. S’il s’agit juste de faire une boucle qui se répète indéfiniment pour que quelqu’un se pose dessus, ça ne m’intéresse pas. J’ai besoin de faire évoluer le morceau.
- Tu utilises quoi en termes de matos ?
Ableton, une MPD, un MicroKORG et un Microbrute, ainsi qu’un clavier maître.
- Quels sont tes prochains projets ?
J’ai lancé plein de trucs. Mais je suis dans cette phase où je viens de sortir d’un projet et j’ai besoin de souffler. Sinon j’ai commencé un projet avec des samples de musique japonaise. Ça ne me parlait pas forcément mais j’ai découvert plein de choses. Et sinon Malayalam Beats Vol. 2 est bien avancé.
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