Hiver 2020, départ imminent, retard annoncé. C’est pourtant pas souvent que j’ai l’occasion de déserter. Prison de confort, appartement doré.
Une cage de chaleur, de douceur confinée.
Chaussures, sac, clés, manteau, masque. Téléphone, porte-feuille, écharpe, casque. Regard miroir, regard couloir puis escalier. Claquement de porte, tintement de clés.
Trottoirs pluvieux, ciel bétonné. Des regards-horizon et des horizons bouchés. La ville fatiguée ouvre sa bouche de métro. Je me demande alors si la jupe est de trop.
Été 54, je cuis sous le soleil du mois d’août. Les blés ont bien donné cette année, mais le père n’est plus là. Albert vient de commencer son service et Auguste n’a pas terminé le sien… Mon statut de fille aînée m’était tombé dessus sans prévenir il y a quelques mois, m’arrachant à mes amies et à nos jeux d’adolescentes. J’avais été projetée violemment dans les livres de comptes, la répartition des tâches et le travail de la ferme. Et voilà cinq jours que je cuis au soleil. Mon dos courbatu me murmure que le sol est bas, que la faux est lourde et que le champ est grand … Au moins, mes mains ne me font plus souffrir. La cale a pris place sur mes paumes, remplaçant la chair tendre et la peau délicate qui était la mienne il y a peu. Je progresse bien, en rythme, calant mon souffle sur le tempo régulier de la faux contre les blés. Arrivée à l’ombre du bouleau je m’offre une pause. J’attrape la gourde tendue par la mère. Je lève la tête.
Le métro s’arrête. Je monte, me glisse, m’entasse, m’accroche. Dans la moiteur et l’odeur des sueurs. Une main sur la barre et l’autre dans la poche. Trop de monde pour le gel du distributeur.
Serrée contre une foule anonyme d’humains sans visages. Nos solitudes se mêlent, se touchent, se goûtent, s’inspirent. Elles construisent un silence de tristesse et de rage, Ponctué ça et là par quelques soupirs.
Une foule bâillonnée d’humains silencieux, aux corps immobiles et à la fuite plein les yeux. Une foule triste qui n’ose pas regarder. Ni parler, ni sentir, ni toucher.
Quelques mètres plus loin, Louis dirige ses bœufs en douceur. Je suis étonnée par ce don qu’il a avec les bêtes. Il obtient d’elles ce qu’il veut, sans colère, ni chantage. Comme le voulait mon rôle imposé de chef de famille, j’avais négocié seule avec les bouviers la semaine dernière. D’après mon père, le vieux Robert est un bon bouvier : ses bêtes sont fortes, bien dressées et bien nourries. C’est sans doute vrai… Mais le vieux Robert est aussi froid, distant et colérique. Sa femme est morte en couche, le laissant seul avec un nouveau-né. Après une poignée de main rapide échangée avec Robert, Louis avait proposé de me raccompagner chez moi. Nous avions beaucoup parlé sur le trajet retour… D’abord timidement de quelques souvenirs communs, puis plus facilement. De cet échange, je retiens surtout la douceur, la légèreté… Pour la première fois de la saison, j’avais redécouvert mon rire d’enfant. Sans que j’y prenne garde, ma main se glisse dans la poche de mon tablier. Je sens entre mes doigts le bout de papier soigneusement plié.
Les mots se foutent du papier. Suffit d’un souffle, d’un son, d’un signe. Pour moi, tes mots dansaient dans les smileys qui ponctuaient chaque fin de ligne.
Dans ce wagon à sens unique, les mots voletaient du bout de nos doigts, Je relisais ta phrase magique : « Demain, 15h, on se voit ? »
Après des mois en isolement, de cœurs amers en détention, je chérissais l’invitation. Ce rendez-vous adolescent.
Cette lettre me brûle les doigts, je revois l’écriture appliquée de Louis, les phrases courtes, directes, je repense à l’invitation qui termine le message… Debout sous ce bouleau, l’évidence me frappe à l’estomac : je n’accompagnerai pas Louis à la foire samedi. Fréquenter Louis, c’est accepter l’éventualité d’une vie commune ici. Accepter de l’attendre pendant qu’il ferait son service. Puis accepter d’endosser à deux le travail de la ferme, le soin de la mère, du vieux Robert et de ses bœufs. J’avais déjà accepté d’être une fille et une sœur. Fréquenter Louis, c’est accepter l’éventualité d’être une fiancée, une femme, une mère… Marie et Simone, elles, étaient parties à la ville l’an dernier. Dans leurs lettres, elles décrivent leur travail à l’atelier de couture, leurs déambulations dans la ville, leurs pique-niques dans les parcs, leurs trajets en métro, leurs sorties cinéma … Je n’irai pas avec Louis ce Samedi. J’avais envie d’ailleurs… Envie de foule, envie de bruits, d’anonymat et de liberté.
À deux arrêts du rendez-vous, tes mots me frappent au creux du ventre : « Je crois que je l’ai, pas besoin de m’attendre, je ne sens plus, n’ai plus de goût. »
En un message, mon plan s’annule, fin de l’histoire dès le préambule. Fin de la fugue, on tourne la page, retour cellule et sans ambages.
Envie de crier derrière le masque, envie d’ailleurs, envie de voyage. De forêts, de lacs, de pâturages, envie de soleil et de mirages.
Saloua
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