Alors qu’on pensait avoir échappé à la désormais traditionnelle panique identitaire autour des burkinis cet été, ce n’était peut-être que pour mieux préparer le terrain à l’interdiction de l’abaya dans les écoles. Annoncée dès le 24 août par Gabriel Attal dans Le Monde comme faisant partie de ses « préoccupations républicaines », il a décidé d’en faire son cheval de bataille médiatique en le martelant partout, du JT de TF1 du 27 août à Quotidien le 4 septembre. Depuis la rentrée des classes, s’enchaînent les reportages gênants de chaînes d’information en continu devant des collèges et des lycées en quête de jeunes filles refoulées pour leur tenue. Les filmant de haut en bas, découpant leur corps par la caméra et des questions intrusives (vous avez dit male gaze supplément post-colonialisme ?), les journalistes leur demandent si leur robe longue, leur pantalon baggy, ou leur kimono, ne seraient pas au fond une tenue religieuse. Mais jamais ces inquisiteurs ne se soucient du destin scolaire de ces enfants fraîchement exclues par leur établissement, et surtout des conséquences psychologiques et sociales d’une telle violence.
Seulement, quand on se penche sur les textes publics du ministère, on peut constater que rien ne parle explicitement d’abaya dans le dossier de presse de l’Éducation nationale concernant cette rentrée. Celui-ci remémore juste la loi de 2004 contre le port de « signe ostensible » (page 57) et rappelle l’importance de la laïcité en cours d’Éducation Morale et Civique. Pourtant, Gabriel Attal continue de faire de l’abaya son cheval de bataille médiatique, avec de véritables effets politiques, lésant les jeunes filles perçues comme musulmanes et flattant les Français·es islamophobes. Et faisant oublier, au passage, l’échec de la réforme Blanquer tout en s’attirant les faveurs de la droite en vue d’une candidature à la mairie de Paris de 2026. Alors que des membres du gouvernement lient explicitement le port de l’abaya à l’école et à l’assassinat du professeur Samuel Paty en 2020 (Emmanuel Macron en tête, en interview avec Hugo Travers le 4 septembre), Madmoizelle a posé quelques questions à Lallab. Cette association française, féministe et antiraciste, en particulier investie dans la défense des droits des femmes musulmanes, nous éclaire sur le sexisme et l’islamophobie alarmantes de cette rentrée scolaire, alors que le Conseil d’État a validé le 7 septembre l’interdiction de l’abaya à l’école, jugée compatible avec les libertés fondamentales.
Interview des porte-paroles de l’association féministe Lallab sur l’interdiction de l’abaya à l’école. Ces dernières préfèrent rester anonymes pour prévenir tout cyberharcèlement.
Vous attendiez-vous à l’interdiction de l’abaya dans les écoles ?
On pouvait s’attendre à ce que le gouvernement aille sur le chemin de l’interdiction des abayas, pas parce qu’il aurait eu une augmentation significative des atteintes à la laïcité, mais parce que la construction d’un arsenal législatif d’exception à l’égard des personnes de confession musulmane s’accélère sous les mandats d’Emmanuel Macron. Nous pensons notamment à la loi séparatisme qui vient restreindre drastiquement les libertés associatives.
Si on revient sur les chiffres qui sont parus dans la presse ces derniers jours et qui semblent préparer l’opinion publique à cette interdiction, qu’observez-vous ?
4v710 signalements recensés pour « atteinte à la laïcité », il y a environ 10 millions d’élèves scolarisés dans l’enseignement public primaire et secondaire, 12 millions si on ajoute les élèves de l’enseignement privé sous contrat avec l’État. On voit bien qu’en proportion, il s’agit d’un phénomène bien moins important que lorsqu’on le présente comme un phénomène qui aurait augmenté de 150 %, ce qui correspond à environ une multiplication par deux de ces signalements. Un chiffre qui fait un peu moins peur que « augmentation de 150 % ».
Par ailleurs, comme pour les statistiques de la délinquance, ces statistiques nous renseignent plus sur l’activité de l’administration elle-même que sur l’augmentation réelle d’atteinte à la laïcité. En l’état, nous ne pouvons pas déterminer si cette augmentation est le fait d’une augmentation réelle des atteintes ou une augmentation des signalements par les chefs d’établissement à qui on aurait passé la consigne d’être intraitables sur la question. C’était par exemple une demande récurrente lorsque monsieur Blanquer était ministre.
Si on va plus loin dans ce sens, sur le deuxième trimestre 2023, les questions de tenue (abaya, qamis) représenteraient la moitié des signalements soit 923 faits pour, rappelons-le, 12 millions d’élèves.
On signale donc comme des atteintes à la laïcité des faits qui ne sont pas des atteintes à la laïcité, puisque la loi de 2004 qui interdit le port des signes religieux ostensibles à l’école ne précise à aucun moment ces signes. C’est la circulaire qui le fera et qui mentionne le voile, la kippa et les croix de taille importante.
Quand on fait le compte, on voit bien que l’interdiction des abayas annoncée en grande pompe au journal de 20 heures à la veille de la rentrée ne répond à aucune réalité tangible mais à un agenda politique bien précis.
Pensez-vous que cette interdiction puisse véritablement entrer en vigueur et tenir sur le long terme ? Comment distinguerait-on une abaya d’une robe ample et longue, en pratique, si ce n’est en discriminant particulièrement les femmes perçues comme musulmanes ?
On entend de nombreux juristes dire qu’il sera difficile en effet de légiférer sur ce point. L’émergence ces dernières années de législations d’exceptions dans de nombreux domaines au nom de la lutte contre « l’islam radical » ou « l’extrémisme » qui ont conduit à une restriction des libertés des personnes de confessions musulmanes et des libertés publiques de façon générale nous font douter de cet argumentaire.
Par ailleurs, et c’est là tout l’effet pervers des multiples sorties médiatiques et politiques à l’encontre des musulman·e·s, c’est qu’elles n’ont pas besoin d’être suivies de lois pour avoir des effets. Sans qu’il existe encore de loi ou de circulaire [mais la plus haute juridiction administrative française qu’est le Conseil d’État « estime que l’interdiction du port de ces vêtements ne porte pas une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale », ce qui laisse le champ libre, ndlr], cela fait des mois et des années que des jeunes filles dans les établissements publics font l’objet de harcèlement en raison de leur tenue jugée trop ample, trop sombre, d’un bandeau jugé trop large, ou tout simplement parce qu’elles s’habilleraient toujours de la même manière. Et, bien évidemment, ce harcèlement touche en premier lieu les jeunes filles perçues comme musulmanes : les jeunes filles racisées, celles dont on sait qu’elles portent le foulard à l’extérieur, ce qui conduit à des dérives allant jusqu’au fichage des élèves par les équipes éducatives.
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En quoi cette interdiction vous paraît-elle particulièrement injuste, violente, et islamophobe ?
Cette interdiction s’inscrit dans un agenda politique visant à annihiler la présence des femmes musulmanes en particulier, des musulmans en général, de l’espace public en France. C’est une violence extrême pour les jeunes filles à un âge où elles construisent leur identité et où l’école détermine en grande partie les destins sociaux, les effets sur la santé mentale, l’isolement social que cela engendre sont aussi particulièrement néfastes.
Cette interdiction va conduire à un harcèlement institutionnel quotidien et sans fin car ce qui se joue fondamentalement derrière cette interdiction, c’est la construction monolithique de la figure de la musulmane par essence inintégrable. Si une robe longue est portée par une musulmane, cela devient une robe musulmane, si un pantalon est porté par une femme musulmane, c’est un pantalon musulman. Même un kimono porté par une femme musulmane peut être perçu comme un signe religieux. En définitive, tout ce qui est porté, fait ou dit par une femme que l’on identifie comme une femme musulmane est par essence religieux, et donc dangereux et à bannir. On voit bien l’effet délétère que ce type de raisonnement et de construction a sur les libertés des femmes musulmanes qui ne peuvent pas s’habiller comme elles le souhaitent à l’école, qui n’arrivent pas à trouver d’emploi si elles portent un foulard, qui ne peuvent pas faire d’activités sportives ou de loisirs.
En 2020-2021, le gouvernement faisait la guerre au crop-top, aujourd’hui, il se focalise sur l’abaya… Que révèle cette obsession d’État pour les tenues des jeunes filles selon vous ?
Quoi qu’il en dise, l’État n’en a pas fini avec sa volonté de possession, de régulation et de contrôle des corps des femmes, elle est même constitutive de son pouvoir.
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En sexualisant des mineures, des enfants – ce mot n’est pas assez prononcé, nous parlons bien là encore d’enfants, car elles gêneraient les garçons ou, pire, le personnel éducatif, en jugeant certains corps dangereux, en les forçant à se déshabiller, en les excluant directement ou symboliquement des espaces éducatifs ou publics, l’État produit et reproduit les mêmes vieux schémas patriarcaux et encourage le harcèlement envers toutes ces jeunes femmes. Harcèlement qui est, d’ailleurs un fléau au sein de l’Éducation nationale, qui montre un bien piètre exemple. C’est extrêmement grave.
Il y a ici une tendance à contrôler systématiquement le corps de femmes et on commence très tôt dans les écoles : « trop court, trop long ». L’État demande à nos corps de rentrer dans un « moule » : il ne cesse de nous scanner et cela est désagréable, surtout quand on est en pleine « évolution » dans la relation à notre corps en tant qu’adolescente. Encore une fois : quel impact, physique, psychologique, sur le parcours scolaire et sur les perspectives d’avenir et d’épanouissement cette obsession aura-t-elle sur lesdites jeunes filles et leur rapport à leur corps ? C’est là, la vraie question. Une question dont la réponse peut en angoisser certaines.
Gabriel Attal parle parfois aussi des qamis, sans pour autant insister sur leur interdiction comme il le fait pour l’abaya. Qu’est-ce que cela raconte de l’intersectionnalité de l’islamophobie et du sexisme en contexte français ?
L’islamophobie en France est une islamophobie genrée, d’après le dernier rapport du CCIE plus de 80% des victimes d’actes islamophobes sont des femmes en 2022. Par ailleurs, la plupart des sorties médiatiques et politiques concerne la tenue vestimentaire des femmes musulmanes, le foulard, l’abaya, etc. Cette islamophobie genrée repose sur une volonté du contrôle des corps des femmes musulmanes qui s’inscrit aussi dans un héritage colonial fort tel que les cérémonies de dévoilement en Algérie. L’accès à la citoyenneté des musulman·es est conditionné à leur assimilation pleine et entière et cela passe par la possession des corps fantasmés des femmes musulmanes qui doivent être régentés par l’État.
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En réalité, quand on lit le dossier de presse de l’Éducation nationale concernant cette rentrée, il n’est nullement fait explicitement mention d’abaya. À quelle instrumentalisation politique sert l’interdiction de l’abaya par Gabriel Attal ?
Il est possible que ceci ne soit qu’un effet d’annonce, et que cette annonce ne soit suivie d’aucun projet de loi ou de circulaire, mais les annonces médiatiques ont leurs effets propres, il suffit que les agents de la communauté éducative pensent qu’ils soient effectivement interdits pour se mettre à faire la chasse aux jupes longues, aux abayas, et autres signes. D’ailleurs, la loi de 2004 et la circulaire d’application ont ouvert cette boîte de Pandore il y a bientôt 20 ans. Avant 2004, l’administration sanctionnait le port de signes religieux ostentatoires, c’est-à-dire le port de signes religieux accompagnés de comportements revendicatifs prosélytes ou de refus d’enseignement, par exemple. Avec la loi de 2004, ce sont désormais les signes religieux qui sont ostensibles en eux-mêmes. Dès lors, on peut étendre cette définition à un nombre incalculable de signes, ce qui laisse la place à des abus de toutes sortes, des interprétations à géométrie variable que cette annonce viendra sans aucun doute renforcer. Cela fait d’ailleurs 20 ans que des jeunes filles musulmanes sont convoquées ou empêchées d’examen, car leur jupe serait trop longue, leur bandeau trop large, livrées à l’arbitraire des personnels de l’éducation.
Sur la question de l’instrumentalisation, si c’est effectivement une recette éculée dans le milieu politique, on ne peut pas se contenter d’analyser cette séquence à travers ce prisme. Il y a un véritable agenda politique et médiatique islamophobe et la construction d’une législation d’exception qui vise les personnes musulmanes en France et pour lutter efficacement contre cela, il faut le reconnaitre et pas uniquement dire, « c’est une diversion, occupons-nous des vrais problèmes ».
Comme toujours, les femmes musulmanes semblent exclues des débats politiques et médiatiques sur ces questions. Quel message souhaiteriez-vous faire entendre au milieu de cette nouvelle actualité islamophobe ?
Notons que cette exclusion des médias est plus complexe qu’une absence d’invitation : depuis l’annonce de Gabriel Attal, nous avons en effet reçu de nombreuses invitations. Nous refusons la plupart, non pas car nous n’avons rien à dire, mais parce que les conditions d’une réelle expression de la parole et des idées ne sont généralement pas remplies. Si c’est pour se retrouver sur des plateaux pour se faire couper la parole et stigmatiser, le risque est trop grand. La plupart des membres de Lallab qui ont accepté de s’exprimer dans les médias ont été cyberharcelées, menacées, certaines ont perdu leur travail. Tout cela pour participer à un débat où elles ne peuvent même pas s’exprimer pleinement : ce n’est pas possible, et il est important de le préciser, il ne s’agit pas juste de prendre le micro, mais de s’exposer à un torrent de violence. Pour des personnes déjà précarisées par toutes les violences et discriminations qu’elles subissent.
En outre, il ne s’agit pas seulement de l’exclusion sur ces questions, liées à l’appartenance religieuse. Il s’agit, plus globalement, d’un ostracisme sociétal sur des questions sociopolitiques qui les touchent, elles aussi, dans un agenda qui est dicté par l’actualité politique et médiatique, et non par les priorités des femmes elles-mêmes. Avons-nous déjà invité sur un plateau une femme portant un foulard ou un hijab, sur une question d’actualité lié à sa profession par exemple ? Renvoyer uniquement les femmes qui portent un foulard à leur appartenance religieuse est essentialisant et insultant.
Il y a d’innombrables femmes musulmanes qui sont chercheuses, sociologues, médecins, journalistes, etc. Et pourtant on les invite si et seulement s’il y a des questions polémiques et controversées et que l’on veuille bien leur donner la parole sur ces sujets liées à leur appartenance minoritaire.
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
Les Commentaires
Et vendredi & samedi en marchant dans ma ville, j'ai beaucoup plus croisé des lycéennes avec des vêtements (rendez vous compte! elles étaient habillées!!) qui ressemblaient à des abayas.
Ce qui ne me surprend pas vraiment, à leur place et à leur âge, j'aurais probablement réagi pareil. Tu m'interdis un vêtement en m'insultant, forcément je vais vouloir m'habiller comme ça.
La seule efficacité, c'est faire plaisir aux racistes et essayer de gratter leurs voix.