Avec Une Vie possible (Stock), la romancière Line Papin signe un roman très personnel autour de la fausse couche et de l’avortement mais aussi un poétique texte d’éveil au féminisme.
Comme 1 femme sur 4, la romancière Line Papin a subi une fausse couche. Elle avait alors 24 ans et était enceinte de jumeaux. Lorsqu’elle retombe enceinte, un an après, elle se sent incapable d’accueillir un enfant et choisit d’avorter. De cela est né son dernier roman, Une vie possible (Stock, 2022). Un texte qui vaut autant pour le récit de ces événements si souvent passés sous silence que pour sa qualité littéraire.
Sous sa plume qui fabrique, page après page, « un lieu où faire le deuil de ces échecs de grossesse », se dessine une autre naissance à travers celles qui n’ont pas eu lieu. Car son livre se lit aussi comme un roman d’éveil au féminisme, un passage à l’âge de femme. Alternant récit personnel et des pages proches de l’essai qui retracent des larges pans de leur histoire, Line Papin livre un ouvrage aussi poétique que pédagogique.
Alors qu’elle a récemment signé – comme d’autres auteures telles Sandra Lorenzo (Une fausse couche comme les autres, First), l’illustratrice Mathilde Lemiesle (Mes presque riens, éditions Lapin) ou Judith Aquien (Trois mois sous silence, Payot) – la tribune du Monde « Finissons-en avec l’expression “faire une fausse couche“, parce que rien n’est faux », et que tout est vrai, on a voulu discuter avec elle de son très beau roman.
Madmoizelle : Le premier chapitre de votre roman s’intitule « écrire ou se taire » ; qu’est-ce qui vous a décidée à écrire ce texte extrêmement personnel ?
Line Papin : L’écriture en elle-même a été très naturelle puisqu’elle est la prolongation de ma pensée. Il y avait une fonction un peu thérapeutique, un besoin de mettre tout ça à distance, de combler le vide. On écrit toujours pour laisser une trace, là c’était une manière de créer un lieu où faire le deuil de ces échecs de grossesse. Un lieu où elles existent malgré leur disparition. Dans un deuxième temps, j’ai hésité à publier ce roman. Ce qui m’a décidée finalement, c’est le vide autour du sujet.
J’ai l’habitude, lorsque je vis des choses, de me nourrir en lisant des livres qui font écho à ce que je traverse parce que ça m’aide. Là, j’ai cherché et il n’y avait presque rien, notamment d’un point de vue littéraire et poétique. L’énorme solitude dans laquelle j’étais après ma fausse couche et mon avortement a été épaissie par le fait que c’est très peu abordé dans les arts, la littérature ou le cinéma.
J’ai trouvé un film de Claude Chabrol, celui d’Audrey Diwan adapté du livre L’Événement d’Annie Ernaux, mais c’est finalement très peu au regard du nombre de personnes qui sont ou seront concernées par ces événements. Ne pas rendre public mon texte aurait conforté ce tabou !
Vous avez d’ailleurs signé, aux côtés de nombreuses autres femmes, une tribune dans Le Monde dénonçant l’omerta liée aux fausses couches. De quelle manière avez-vous vécu la vôtre ?
Dans un premier temps, j’ai été sidérée. J’attendais des jumeaux et je suis allée passer une échographie. Vous arrivez à l’hôpital, croyant être enceinte, et dix minutes après, vous ne l’êtes plus. Il faut suivre les instructions du médecin sans poser de questions, prendre des médicaments. Tout va très vite : on passe en un instant du corps maternel glorifié, au corps malade. C’est très violent, mais comme c’était présenté d’une manière banale, je n’ai pas réalisé tout de suite ce qui se passait. Je l’ai mis de côté.
Quand je suis retombée enceinte, un an plus tard, j’ai senti qu’il était impossible pour moi d’accueillir un enfant. Le choc de l’avortement a fait écho à ce que j’avais vécu pendant la fausse couche. Tout est remonté. La brutalité de ce que le corps subit puisqu’il s’agit quand même, en quelque sorte, d’un mini accouchement. Mais aussi celle de la prise en charge médicale. Ce médecin qui me demande lors de la fausse couche, « mais vu votre âge est-ce que c’était désiré ? »
Ce long couloir, ponctué de berceaux de nouveaux-nés et de femmes qui viennent d’accoucher qu’il faut traverser alors même qu’on ne pourra pas nous-même donner naissance. On fait face à une prise en charge parfois incohérente et très maladroite. J’ai signé cette tribune parce qu’elle amène enfin des propositions concrètes qui rejoignent d’ailleurs ce que je développais dans mon livre.
Justement, que faudrait-il changer à votre sens, pour que ces fausses couches soient mieux prises en charge tant psychologiquement que physiquement ?
Il est essentiel d’en parler, que les jeunes filles soient mieux informées. Et les jeunes hommes aussi d’ailleurs. Moi, j’avais 24 ans et j’étais totalement novice, ignorante. Comme ma mère avait eu deux enfants et que j’étais arrivée par accident, cela me confortait dans l’idée que les enfants arrivent de manière très certaine, voire un peu trop certaine. Je pensais que la fausse couche était quelque chose de très rare, un truc qui arrive aux autres. J’aurais aimé être plus au courant de la réalité de la grossesse plutôt que de rêver les choses. Il faut mettre les bons mots sur ce qui se passe dans ce cas-là.
Vous trouvez d’ailleurs, comme beaucoup, que l’expression « Faire une fausse couche » symbolise tout ce qui ne va pas….
Oui, le verbe « faire » sous-entend l’idée qu’on l’aurait fabriqué soi-même. Lorsque ça m’est arrivé, j’ai ressenti cette culpabilité, me disant que je n’aurais peut-être pas dû faire ci ou manger ça. Quant au mot « fausse couche », il est trompeur, parce que ce que l’on vit est vrai, cette grossesse l’était. Il est important d’amener plus de bienveillance dans la prise en charge. C’est dans ce sens que j’ai écrit ce roman.
Je ne voulais pas faire de polémique, mais qu’on entende des paroles de femmes, qu’on puisse penser ce sujet, tout comme celui de l’avortement. Autour de la grossesse, de la maternité, et ce même dès le tout début quand on parle d’IVG, il y a une pression sociale énorme dont découle tout un champ d’opinions et d’injonctions sur les femmes. Et leurs ventres. J’ai aussi voulu parler de ça, mettre les choses à plat.
En lisant votre livre, on comprend que cette première grossesse vous a éveillée au féminisme. De quelle manière ?
Je suis née en 1995, pour moi, la pilule ou le droit à l’avortement étaient des acquis. Je ne me sentais pas reléguée au statut féminin, je n’avais jamais ressenti la spécificité de ma féminité, ni vécu de discriminations. Quand je suis tombée enceinte, j’ai pris conscience de tout ce qui se déroule à partir du ventre de la femme. J’ai été soudainement rattrapée par ce que c’est qu’être une femme dans la société et par le poids qui pèse sur nos épaules depuis des siècles.
Entremêlés à votre histoire à vous, vous retracez en effet quelques grands moments importants de l’histoire des femmes. Est-ce qu’il y avait une volonté de votre part d’une forme de pédagogie ?
Je suis partie de questionnements très intimes et j’ai trouvé certaines réponses dans les textes d’auteures féministes telles Gisèle Halimi, Annie Ernaux ou Simone de Beauvoir. J’avais besoin de me nourrir d’autres voix de femmes, de creuser ces questions pour tenter de comprendre ce qui m’arrivait. Je ne savais pas à l’avance la forme qu’aurait mon livre, mais, au fil de l’écriture et de mon cheminement, j’ai mis en place une alternance entre le récit intime et quelque chose qui tient plus de l’essai.
Outre l’aspect sociétal, je me suis aussi intéressée à l’aspect philosophique de ces questions. Parce qu’au-delà du corps des femmes, il s’agit du champ des possibles, du fait d’être au monde. Cette question de ce qui allait naître et qui n’est pas né est vertigineuse. Ce n’est pas seulement en termes d’éducation, de prévention ou de suivi qu’il y a un vide c’est aussi d’un point de vue philosophique. Les non-naissances méritent aussi d’être pensées.
Après votre interruption volontaire de grossesse, vous écrivez qu’en vous « le changement est devenu inéluctable, comme une mue ». Vous n’êtes donc plus la même personne qu’avant ?
J’ai l’impression en effet d’avoir eu besoin d’une nouvelle peau à ma taille, comme les serpents. Après cette IVG, je me suis sentie étouffée. Comme si le fait de ne pas pouvoir accueillir cet enfant résonnait avec le fait que je n’étais pas à ma place dans ma vie, pas capable d’être ce que je voulais être ou de vivre ce que j’avais envie de vivre. Il y a vraiment eu une rupture, même dans mon identité.
La rupture d’une jeune fille qui prend conscience : comme l’écrit Gisèle Halimi, « la faiblesse devient force quand naît la conscience ». On nous éduque à être polies, à ne pas prendre trop de place, ni faire de vagues alors même que la vie nous en impose et nous fait parfois tanguer. À force de dire oui, on se retrouve trimballées à des endroits où on n’a pas forcément envie d’être. J’ai donc appris à dire non.
Avez-vous l’impression que le tabou est aussi puissant autour de la fausse couche que de l’IVG ?
À mon sens, ce qui change c’est le jugement. Pour la fausse couche, il n’y a pas cette notion de faute morale qui pèse très lourdement sur l’avortement. J’ai d’ailleurs été interloquée par la manière dont, à stade de grossesse équivalent, ce jugement est à géométrie variable.
Lorsqu’il s’agit d’une fausse couche, on vous dit que ce n’est rien mais pour un avortement on va vous culpabiliser. Je me rends compte, après avoir présenté ce livre dans toute la France, que le sujet est extrêmement clivant aujourd’hui encore. À chaque fois, il y a beaucoup d’émotions. Et quand je prononce le mot « avortement », en public il y a toujours un frisson, une peur.
Plus de 50 ans après, il y a encore beaucoup de jugements sur l’IVG, c’est loin d’être acquis comme on le voit avec ce qui se passe aux États-Unis. Honnêtement, en écrivant ce livre, je ne pensais pas que ce serait aussi difficile de parler de ça en public en 2022.
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Image en une : © Stock/Wikipédia Commons
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