On n’a pas encore franchi la porte de Transfo – centre culturel et lieu d’hébergement d’urgence situé dans le 10e arrondissement de Paris – que notre regard se pose sur une photographie grandeur nature de trois hauts blocs aux couleurs vives et motifs graphiques. Ce sont des casiers solidaires, décorés par les artistes Stayreo et Matrupix. Ils ont vu le jour en 2018, dans les rues de Montreuil, à l’initiative d’Emmaüs Alternative.
Dispositif imaginé par l’architecte Duarte Paiva à Lisbonne trois ans plus tôt, les bagageries solidaires désignent des casiers gratuits et accessibles. Installés dans les rues ou lieux publics, ils permettent aux personnes sans-abris de déposer leurs bagages, qui contiennent toute leur vie, et de retrouver un sentiment de sécurité.
Ces casiers ont fleuri près du métro, à Montreuil, puis à Clermont-Ferrand, Annecy et bientôt dans d’autres villes de France. C’est ce que nous apprend le reportage de la journaliste Isabelle Rey-Lefebvre, spécialiste du sans-abrisme, qui a recueilli le témoignage des personnes concernées pour donner du contexte à cette exposition.
Un casier à soi
“La nuit dernière, pour la troisième fois, je me suis fait voler ma valise avec toutes mes affaires” raconte Christophe. A la lecture du reportage, on comprend l’importance que revêt le concept de bagagerie solidaire. Pouvoir mettre à l’abri ses effets personnels – sac de couchage, gourde, ustensiles pour manger, papiers administratifs, vêtements… – est primordial. Autant d’un point de vue pratique – la perte de papiers d’identité peut être un drame – que psychologique. Avoir un endroit dédié permet de regagner un sentiment d’intimité.
L’exposition s’étale sur trois étages : au rez-de-chaussée, le reportage d’Isabelle Rey-Lefebvre accompagne une série de clichés réalisés par le photographe Nicolas Krief, réalisés dans les bagageries solidaires à l’automne 2023. Un homme contemple son pantalon froissé sur une photo, une personne se recoiffe dans les espaces de toilettes mis à disposition, une autre enfile un sweat qui lui recouvre le visage.
Les visages n’apparaissent pas, pour préserver leur anonymat. Les femmes SDF, particulièrement vulnérables, ont refusé d’être photographiées. Pas de mise en scène ou d’éclairages d’appoint. Se traîner ses bagages dans tout Paris est une des galères vécues par les personnes sans-abri chaque jour. Cette série de photos témoigne d’un moment de répit. A moins d’en être privé·es, on n’imagine pas à quel point bénéficier d’un lieu à soi est capital.
Les “affaires personnelles” d’Annette Messager
Le premier étage est consacré aux installations d’Annette Messager. Cette artiste-plasticienne reconnue présente une sélection d’œuvres historiques et inédites autour de ses affaires personnelles, tissant un dialogue avec le thème des bagageries solidaires. Depuis les années 70, Annette Messager a tricoté, à l’aide de diverses matières, une œuvre centrée sur l’intimité, les corps ou la condition féminine.
Parmi les œuvres exposées, une ronde de 18 chaussures lui appartenant, ainsi qu’à son défunt mari, Christian Boltanski, représentent la notion du couple, à différentes étapes de la vie ou dans différents états. Certaines chaussures s’emboîtent parfaitement, d’autres ne semblent pas être “faites l’une pour l’autre” !
L’œuvre la plus monumentale, “Spleeping pacific” est tirée de sa série de sculptures murales “Sleeping songs”. Elle se compose d’un sac de couchage (la propre doudoune recyclée de l’artiste), un bien indispensable pour toute personne vivant dans la rue. Disposé de façon ouverte et évoquant la forme d’une vulve, il est surmonté de trois mains noires. Lors de sa présentation en 2017, Annette Messager expliquait : “
Les couettes, sacs de couchage, doudounes, duvets sont des tissus récents, chauds, doux, cocons protecteurs. Ils prennent toutes sortes de formes et nous accompagnent jour et nuit, sur nos corps habillés ou nus. […] Ils peuvent évoquer le sommeil, les rêves ou cauchemars, l’amour, la sexualité, ou l’isolement.”
Avec cette série, Annette Messager s’intéressait déjà aux personnes précaires. La voir exposée dans ce lieu à la fois social et culturel fait sens. Une autre de ses œuvres, des croix disposées au mur, évoquent des objets ex-voto, offrandes faites à un Dieu dans des lieux de prière ou de pèlerinage. Ici, elles renferment un mot répété ad vitam, comme “soutien”, “ruse”, “crainte”, “faveur”… Des états humains qui peuvent être interprétés comme ceux par lesquels passent les personnes qui vivent dans la rue.
La dernière installation, “Le Manteau”, exposée en sous-sol, se regarde en contrebas du 1er étage, à travers une verrière. Appartenant aussi à l’artiste, il est disposé avec des petits cailloux, référence à une coutume juive, qui consiste à placer une pierre sur une tombe pour marquer son respect à la personne défunte.
La partie documentaire de l’expo propose de découvrir des travaux audiovisuels et recommande des livres qui évoquent notamment la précarité à travers le prisme du genre, et les violences vécues par les femmes sans domicile fixe. Statistique glaçante : 90% d’entre elles ont été victimes de violences sexuelles. Les trois autres étages du lieu sont des hébergements d’urgence. Ainsi, les premières personnes concernées peuvent venir découvrir cette exposition, et se voir représentées à travers une démarche artistique.
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