Chère moi vieille,
Tu as maintenant quoi, 80, 90 ans ? Bon sang que le temps passe vite.
Les années ont ruisselé sur ton visage et ont creusé la vallée des larmes, comme tu t’y attendais. Tu ressembles à ta mère aujourd’hui défunte – comme tu t’y attendais aussi – et à sa mère avant elle… Je te souhaite néanmoins de ne pas en être arrivée au point de ressembler à ton père.
Tu riras peut-être de l’initiative de la toi d’autrefois, ton double fougueux et un peu con, ou peut-être que tu t’en émouvras. Peut-être aussi que la missive disparaîtra dans les tréfonds d’un Internet transfiguré, devenu méconnaissable.
Où que tu en sois, entourée de petits-enfants ou non, seule ou éternelle amoureuse… Je te souhaite l’émerveillement. Je te souhaite de t’user les yeux, de te saouler de perceptions partout autour de toi, et d’en vouloir encore. Je te souhaite la faim, et l’envie.
S’il est encore à tes côtés, je te souhaite de ne jamais oublier la chance de vous être trouvés. Je te le demande, c’est important : continue à transformer chaque réveil en une fête. Prends soin de cet amour, chaque jour, qui est devenu une véritable moitié de toi-même. Ne t’habitue pas, jamais. Injecte de la folie et de la surprise dans votre quotidien, aimez-vous éternellement comme des adolescents. Sois cucul-la-praline, fleur bleue au dernier degré, et prends le temps de te plonger dans ses yeux.
Je te souhaite de t’étonner et de t’enthousiasmer dans de grands élans un peu foutraques. De trouver la jeunesse belle. De ne pas penser que « de ton temps, c’était mieux ». Parce que tu sais bien que la mémoire est une menteuse qui trie trop bien les souvenirs.
Je te souhaite de ne pas avoir conclu, de tes années de lutte, que certaines causes sont perdues, que certains combats n’en valent pas la peine.
Si tes vieux genoux le permettent, j’espère que tu vas manifester pour que les générations futures conservent les acquis si durement gagnés. Mais j’espère aussi que certaines idées sont enfin ancrées dans la tête de tes contemporains, et que tu n’es pas encore en train de défendre des droits qui aujourd’hui me paraissent fondamentaux, comme celui à l’IVG par exemple.
Mais à la lisière de cette saine colère, je te souhaite que la retraite (s’il y a encore une retraite, dans cette époque lointaine d’où tu me lis peut-être) te soit un formidable terrain de jeu et non pas la lente immobilisation du corps et de l’esprit. Que tu mettes enfin à disposition ce temps pour t’amuser, pour céder à la passion, pour écrire. Que tu ne sois pas avare de tes mémoires, du témoignage d’une époque. Que tu oses encore faire entendre ta voix.
Que tu ne taises rien, surtout. Que tu n’aies pas tiédi au milieu des injonctions à la bienséance. Que tu racontes encore des blagues sur la sodomie, que tu verbalises ce que tu penses, toujours. Que tu ne cèdes pas à la pression du qu’en-dira-t-on, que tu n’enterres aucun secret de famille. Que les choses soient dites. Tu sais bien (je le sais déjà) que le non-dit est un foutu poison qui se répand de génération en génération. Si tu t’es reproduite, tu portes dans tes branches la responsabilité de chaque ramification. Que les nouveaux bourgeons soient sains et éclatants.
Je voudrais aussi te rappeler que tu voulais devenir le genre de vieille qui se teint les cheveux (longs, très longs) en rose et qui joue dans Groland. J’imagine bien que Groland n’existe plus, mais je compte sur toi pour trouver un équivalent. N’oublie pas que tu voulais devenir une vieille chouette un peu rigolote, un peu folle, qui n’a plus de temps à céder à l’inhibition.
Je t’en conjure, amuse-toi. Tu n’as plus rien à perdre, à part ta dignité… Mais la dignité réside là où on décide de la placer. Tiens-toi droite, et dis « merde » dans un grand éclat de rire.
Chère moi vieille, n’oublie pas que tu es vieille et terriblement mortelle, mais surtout n’oublie pas que tu aimes la vie. Fais taire ton vieux corps qui commence doucement à se rabougrir, crache sur les douleurs dont il est perclus, et fais du monde le plus bel endroit sur Terre.
Un gros bisou sur chacune de tes rides,
Chloé
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Les Commentaires
Quand j'étais au collège on avait eu un exercice comme ça. On devait s'écrire une lettre qui nous serait envoyée 5 ans plus tard. Quand je l'ai reçue j'avais complètement oublié que j'avais fait ça, ça m'a fait tellement bizarre ! Mais ça permet de se rendre compte que, même si on change avec le temps, on reste tout de même la personne .