Maman,
Entre nous, les choses sont souvent compliquées.
Ça a commencé à l’adolescence. Mon enfance, toi mère louve et moi « collée à toi comme une moule à son rocher », a laissé place à une adolescence pas tous les jours facile à vivre, et à un éloignement que j’ai mal supporté.
À mon désir d’être comprise, aussi, et à ton incapacité à le faire.
Tu es médecin, spécialisée en maladies rares pédiatriques à l’hôpital, et confrontée à la mort tous les jours. Dont la mort d’enfants.
J’essaye d’imaginer, mais je ne peux effectivement pas comprendre sous quel prisme ton métier t’a fait voir la vie.
Je suis « à fleur de peau », comme tu me l’as souvent dit. Parfois, j’avoue, un peu hystéro. Mes émotions ont tendance à déborder, exploser, et t’ont souvent laissée perplexe. « Madame qui rit qui pleure », tu m’appelais.
Entre nos deux façons de voir la vie, il y a un fossé, et j’ai du mal à accepter que tu ne puisses pas concevoir les choses à ma manière.
Notre relation, à la fois fusionnelle et en mode dialogue de sourdes, me faisait trop souffrir, et j’ai trouvé de l’apaisement et de l’air en quittant le cocon familial pour des études dans une autre ville.
Aujourd’hui, me voilà confinée avec toi, et confrontée à certaines blessures du passé qui resurgissent.
Confinée avec ma mère, et mes douleurs du passé
La semaine dernière, nous nous sommes disputées violemment pour la première fois depuis longtemps. J’ai appris à laisser couler avec toi, mais parfois, je ne peux pas m’empêcher de vriller, c’est plus fort que moi.
Confinée avec toi, j’ai évoqué pour rire la « déprime pour cause de confinement ». Tu m’as instantanément glacée avec ta réponse.
Tu m’as dit sur un ton véhément que c’était égoïste, voire indécent de se plaindre, alors que des gens mouraient à l’hôpital et que tout ce que nous avions à faire était de rester enfermé.
Réquisitionnée, tu venais de commencer tes gardes à l’hôpital. Avec le recul, et te connaissant, je comprends ce qui se cache derrière ta réaction : tu ne pouvais pas t’empêcher de penser que tu pourrais mourir du Covid-19, et nous laisser toutes seules, moi et mes petites sœurs.
Dans ce contexte, la déprime à cause du confinement te paraissait futile.
Mais sur le coup, je me suis sentie attaquée en plein cœur, jugée, décevante à tes yeux.
Je ne te l’ai pas dit, car je ne te dis plus mes émotions, mais la veille du confinement, sentant l’annonce venir, j’ai pleuré d’angoisse une bonne partie de la nuit dans mon studio étudiant.
Je ne te l’ai pas dit, mais le fait de devoir changer d’environnement de manière précipitée et sans aucune prise sur la situation m’a retourné l’estomac pendant plusieurs jours.
Sans le vouloir, tu m’as attaquée pour avoir souffert d’un événement qui n’était pas assez sérieux à tes yeux. A un moral déjà dans les chaussettes est venue s’ajouter la culpabilité.
Cette engueulade a fait remonter à la surface des douleurs du passé provoquées par un schéma similaire : te confier que j’ai mal, et m’entendre dire que je n’ai pas le droit d’avoir mal.
Me rappelant que je ne peux pas trouver auprès de toi une aide pendant les moments de déprime et de mal-être.
Mais n’étant pas dans ma tête, tu n’as pas vu tout ça, et tu n’as pas compris ce qui se jouait à l’intérieur de moi. Tu n’as vu qu’une vague violente de cris et de pleurs, une réaction trop excessive qui t’a parue immature. Ça n’est pas la première fois.
Alors toi aussi, tu es devenue excessive, et tu m’as dit que je ne pensais qu’à moi, alors que tu étais au contact des malades du Covid-19, et que je m’en « foutais » que tu meures.
Bien sûr que je ne m’en foutais pas. Je ne te l’ai juste pas dit.
Ma mère médecin, et notre incapacité à nous comprendre
Face aux drames humains auxquels tu assistes, parfois sauveuse, parfois impuissante, c’est vrai, mes problèmes personnels te semblent être des broutilles.
À tes yeux, la montagne russe de mes émotions passera peut-être toujours pour de la pleurnicherie égoïste, ou de la frivolité indécente.
Mais suis-je mauvaise si je continue de ricaner pour les histoires débiles de soirées et de frasques amoureuses de mes amies, ou si j’angoisse des heures durant à cause d’une remarque un peu sèche de mon entourage ?
Est-ce forcément illégitime de passer de vagues d’euphorie et de joie à des tempêtes de colère et de tristesse à la simple écoute d’une musique, la simple lecture d’une phrase ou le simple échange d’une parole ?
La mort, la tristesse, l’horreur doivent-elles nous empêcher de ressentir ?
Tu t’es blindée, tant et si bien qu’adolescente j’avais l’impression de parler à un mur, et souvent je hurlais, je hurlais à en faire trembler la maison, à en déranger les voisins et à en effrayer ma petite sœur dans un effort désespéré de percer tes défenses.
Tu étais si froide, et j’avais tant besoin de chaleur.
Même si je ne hurle (presque) plus aujourd’hui, le silence qui s’est installé entre nous me fait toujours mal. En même temps, je culpabilise, et me demande comment je peux te le reprocher.
Comment aurais-je réagi si j’avais fait le même métier que toi ?
Peut-être, au fond, sommes-nous plus semblables que ce qu’il paraît.
Un jour, je parlais de notre relation à mes grands-parents qui m’ont confié des paroles qui m’ont étonnée :
« Tu sais, ta mère fait tout pour ne pas le montrer, mais elle a une sensibilité énorme, et elle t’aime plus que tout. »
Peut-être étais-tu comme moi, mais qu’une immense pudeur a fait taire cette sensibilité.
Peut-être étais-tu comme moi mais, face à la mort de ces personnes parfois si jeunes et dans lesquelles tu ne pouvais pas t’empêcher de nous voir, mes sœurs et moi, tu n’as eu d’autre choix que de fermer la porte de tes émotions à clé pour survivre.
Ma tentative de devenir plus « forte » pour ma mère, et mon échec
Alors pour toi, j’ai longtemps essayé de me blinder, moi aussi.
J’ai fini par croire que la vingtaine passée, je ne pouvais plus me laisser aller quand les larmes montaient, ni devant toi, ni devant les autres, ni même toute seule.
Je ne serais plus un « bébé », je ne me « roulerais plus dans mon malheur »
, je ne serais plus « fragile ». Je voulais que tu sois fière de moi.
J’ai développé une honte de mes émotions et de mon intimité, j’ai appris à les cacher pour toi. J’imaginais une boîte à l’intérieur de mon crâne, et je refourguais dedans tout le négatif.
Une envie de pleurer ? De la peur ? De l’angoisse ? Surtout, ne pas le montrer, surtout, n’en parler à personne. Je les visualisais, les fourrais dans la boîte, et fermais avec une clé imaginaire.
Et c’est comme ça que j’avançais.
« Je ne suis pas faible. Je suis forte. Je suis forte. Je suis forte. »
J’ai tenté de faire comme toi. Résultat : ça a marché un certain temps, et puis je me suis effondrée. Mes émotions étaient toujours là, bouillonnant au fond de moi, et elles ne trouvaient pas d’échappatoire.
Jusqu’à l’explosion. Quelques événements difficiles, et j’ai vacillé.
J’ai découvert mon hypersensibilité, et j’ai appris à mieux la gérer
J’ai beaucoup réfléchi, j’ai beaucoup travaillé sur moi-même, et j’ai accepté de me soustraire à ta vérité, puisqu’elle ne me convenait pas, pour construire la mienne.
J’ai compris que je ne pouvais pas empêcher des flots d’émotions intenses de m’assaillir sans prévenir. C’est ma façon d’être.
Je pense être hypersensible, ou extrêmement sensible, peu importe le terme ou l’étiquette. Peut-être que je me fais des films, mais la vérité c’est que je ressens souvent un décalage avec les autres.
Comme si je n’étais pas sur la même longueur d’ondes, et surtout, comme si je me prenais tous les événements du monde extérieur dans la tronche avec une intensité démesurée. Et c’est ça tout le temps. C’est épuisant.
Et quand ta famille ne comprend pas, c’est encore plus épuisant.
Tu me disais souvent d’arrêter de « prendre les choses trop à coeur », d’arrêter de « jouer avec les mots », d’arrêter de « m’énerver pour rien ».
Mais je n’ai pas de contrôle là-dessus, certaines remarques ou certains mots m’atteignent comme des couteaux dans le cœur. Et quand on me reproche en plus l’état dans lequel ça me plonge, c’est la double peine.
Aujourd’hui, j’ai compris que pour être plus en paix avec moi-même, je devais non pas essayer de supprimer, mais apprivoiser l’intensité de ce que je ressentais.
Mieux vaut apprendre à surfer sur les tsunamis de ses émotions que faire semblant de ne pas les voir, et finir noyée.
J’ai appris que désamorcer mes émotions négatives nécessite que je les extériorise, que je trouve une oreille attentive qui m’écoute et, à défaut de me comprendre, ne me juge ni ne me rejette pas.
C’est ainsi qu’elles peuvent s’envoler et laisser la place au calme intérieur.
J’ai besoin de communiquer ce que je ressens, et c’est pour ça que j’ai beaucoup bavé de ton silence.
J’ai encore un peu de chemin à faire, mais j’essaye de pardonner ma mère
Aujourd’hui, je comprends que ton refus d’écouter ne découlait pas d’une volonté consciente de me faire du mal. Peut-être était-ce plus une incapacité qu’un refus, d’ailleurs.
Je pense qu’au fond, tu supportais mal de me voir pleurer, tu préférais refuser de croire à mes souffrances plutôt que de leur ouvrir la porte et de devoir t’y confronter.
D’où tes injonctions à « me secouer un peu », tes « Allez, c’est pas grave, rien ne sert d’en faire tout un plat », adressés autant à toi-même qu’à moi.
Au fond, malgré mes pleurs, tu cherchais à te rassurer en mettant mes états d’âme sur le compte d’une crise d’ado et d’un manque de maturité.
Je l’avoue, je t’en veux encore, mais malgré tout, j’essaye de te pardonner. J’aimerais que tu puisses me comprendre, mais je me dis que je suis loin d’être la seule enfant qui ne peut pas partager son monde avec ses parents.
Quand j’essaye de t’en parler, tu ne comprends pas car je n’ai jamais manqué d’amour. C’est vrai, tu es probablement la personne qui m’aime le plus au monde, même si cet amour est parfois étouffant, lourd à porter.
Si grand que j’ai peur de ne jamais être à la hauteur de tes espérances. Des espérances si élevées que tes paroles étaient souvent dures, et que j’ai souvent eu l’impression de te décevoir, adolescente.
Je ne sais pas si j’aurai le courage de te donner cette lettre, mais ça m’a fait du bien de l’écrire.
Je le ferai un jour, avec ces mots ou des autres. Je ne suis pas encore sûre d’avoir trouvé les bons, et j’avoue que j’ai encore trop peur pour le faire tout de suite. Peur d’avoir mal, et peur de te faire du mal aussi.
Mais je pense que nous avons déjà parcouru du chemin depuis les cris et les pleurs de mon adolescence, et j’ai espoir que dans le futur nous arrivions à faire pleinement la paix.
« Je t’aime malgré nos divergences », m’as-tu dit. Bien sûr que moi aussi.
À lire aussi : Pourquoi ma mère est l’héroïne de ma vie
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Les Commentaires
Depuis le début du Confinement j'etouffe a l'intérieur, je me refuse de regarder les journaux lire les nouvelles, ça m'angoisse déjà bien assez , je dors mal et j'ai du mal a gérer mon émotivité , qui est plus intense et imprévisible en ce moment...
Et puis la le coup de Massue, âpres 3 semaines de confinement chez mon compagnon, il m'a quitté, il m'a.dit qu'il en avait marre de me voir pleurer tout le temps et pour un rien, que je devais arrêter de me comporter comme une gamine, et surtout de prendre tout a cœur.
Vous imaginez mon état actuel , seule dans mon appartement, en plein déménagement (enfin si Jarrive a le commencer) , qui est déjà une source de stress, et me voilà a ruminer ses paroles, les paroles que j'entends depuis toute petite, trop intense,trop émotive,trop capricieuse,
Il est tellement difficile d'expliquer aux autres ce qu'on ressent, et que ce n'est pas du tout un caprice mais bien une particularité de notre personnalité, qu'on ne peux pas totalement contrôler ...
Comment arriver a ce que les personnes nous prennent au sérieux , faire changer la mentalité des gens est compliquée, je me sens tellement attaquée,et je trouve ça tellement injuste...
J'ai déjà tenté de faire lire des articles a mes parents et mon ex nouveau compagnon, en vain.
Si Vous avez des astuces, je suis preneuse...