Paris, je ne te connais pas beaucoup, je n’ai peut-être pas assez fait l’effort d’apprendre à te connaître. Il faut dire que tu n’es pas une fille très facile, et moi non plus… c’est peut-être pour ça que je t’aime malgré le peu de choses qu’on a partagées. Tu ne dois sûrement pas t’en souvenir, toi. Une gamine haute comme trois pommes et mince comme un fil, qui galope dans tes rues les plus touristiques, fascinée par les gens qu’elle croise, qui semblent tous plus beaux, plus grands, plus libres. Tu en vois des millions chaque jour, ces gosses qui débarquent pour voir leur famille partie « s’installer à la capitale », et qui vivent dans la douce illusion de prendre possession de toi, l’insaisissable Paris, le temps d’un séjour.
Tu étais notre baleine blanche, sauf que tes couleurs sont tellement, tellement plus belles.
Moi, je me souviens de tout. De l’ancien appartement de ma tante, si haut, si haut dans cet immeuble du dix-huitième — je n’en avais jamais vu d’aussi grand. De comment je m’épuisais dans cette escalade de Montmartre, mais il fallait arriver en haut et vite, parce qu’on m’avait dit que « Montmartre, c’est là où vivent les artistes », je me devais d’accéder à cet eldorado et de les voir, ces « artistes ». Chaque personne qui me croisait, qui voyait cette gamine maigrichonne et essoufflée était un•e artiste, parce qu’elles étaient là, qu’elles marchaient sur ces pavés.
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Je me souviens de l’arrivée sur cette place où tout le monde peint. Que les grands me disaient que c’était un « attrape-touriste », piège redouté par toute famille de provinciaux en vacances à la capitale. Mais moi je ne voyais que des mains qui tenaient des pinceaux ou des fusains, qui dansaient sur une toile. Je me souviens du Sacré Cœur, qui porte si bien son nom, exhibant ses courbes et sa divinité ; et quand moi j’étais à ses pieds, tu étais aux miens, Paris. Immense, mystérieuse, intrigante, une carte au trésor à toi toute seule.
Je me souviens de la première fois que j’ai vu des Kandinsky. Des vrais, pas ceux dont mon père me parlait en me montrant les images de son livre de gravures. Ceux peints par Wassily lui-même, peut être même ceux sur lesquels on avait craché à ses toutes premières expositions. Ils étaient dans ce bâtiment si étrange, dont les escalators traversent en une diagonale zigzagante, comme un éclair, la paroi métallique.
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Je me souviens comme les tableaux étaient grands, comme ils étaient vrais ; enfin ils étaient là, je les voyais, je pouvais presque les sentir, jamais je n’ai osé effleurer l’idée de les toucher. J’étais si jeune, c’était tellement plus que moi : plus grand, plus vieux, plus important, plus cher, plus précieux, plus sacré, ils étaient là avant moi et seront là bien après.
Je me souviens du musée d’Orsay, dont l’intérieur me fascinait plus que l’exposition. Cette gare qu’on a destituée de sa fonction originelle pour en faire un sanctuaire, mais où tous les visiteurs étaient pour moi encore des passagers. Je ne sais pas pourquoi je les regardais plutôt eux que les œuvres, mais encore une fois j’étais trop jeune pour (te) comprendre. Et si je ne l’avais pas fait, je ne l’aurais pas vu lui.
C’était le plus grand et le plus bel humain que je n’ai jamais vu. Il était d’une pâleur hallucinante de luminosité et ses pommettes hautes encadraient un visage désintéressé. C’est plus tard que j’ai appris que ces gens s’appelaient des mannequins, et que leur métier c’était justement ça, leur beauté, le genre de beauté qui stoppe net les gamines un peu trop agitées. Tu vois, Paris, chez moi il n’y avait pas de mannequins, pas dans mes rues, pas dans mes musées, pas à la terrasse des cafés.
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Je me souviens de ton ciel. De ta grisaille, de ta pluie, de ton soleil, mais surtout de tes couleurs. Il n’y a que toi qui peut sembler avoir engagé Monet pour peindre tes crépuscules. Par flemme, par goût, les deux t’iraient bien.
Voilà, il y a eu cette partie de mon enfance, puis pendant quelques années plus rien. Un manque de temps, d’argent, d’envie de ma part, je le reconnais. La dernière fois que je suis venue, c’était il y a trois ans, j’étais à un festival. J’écoutais cette musique sans paroles qui en effraie certains, en enchantent beaucoup, au milieu d’une foule dansant au même rythme que ces gens sur scène, qui ont réussi à faire de la fête un art.
Vendredi dernier, des monstres à formes humaines et aux revendications faussées ont jugé ce que j’ai fait il y a trois ans passible de la peine de mort. Ils ont cassé, blessé, abattu, répandu la terreur en une nuit. Je pense qu’ils n’ont pas compris ce qui m’a semblé évident il y a toutes ces années : Paris est une question de temps et d’éternité. Paris est libre, et nous aussi. Libres d’aimer, de t’aimer, de prendre notre temps, de boire, de danser, de s’embrasser, de s’émerveiller devant des tableaux, devant toi, devant une scène, de faire l’amour, de rire.
Paris, je pense que notre relation sera toujours ambiguë (c’est le seul genre de relation que je semble être capable d’entretenir parfaitement, donc ça tombe bien). Je t’aime de loin, je te crains, je te jalouse parfois, tu me désintéresses puis tu me manques. Mais jamais je n’accepterais qu’on te blesse.
Je reviendrai sûrement te voir bientôt, en 2016, pour te laisser finir 2015 qui t’a mise à rude épreuve. Je te demande seulement une chose : sois gentille, patiente, laisse-moi une chance, comme celle que je t’ai laissée la première fois que tu m’as accueillie.
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Les Commentaires
Je le lis des mois après sa publication, un jour après que Bruxelles la belle ait été elle aussi attaquée, par cette barbarie sans nom.
Mais Paris sera toujours Paris, la ville lumière, dont le coeur bat toujours aussi fort.. et nous ferons tout pour