Article initialement publié le 6 janvier 2022.
Sur TikTok, l’experte en tendances mode Mandy Lee (@oldoserinbrooklyn) a vu sa vidéo sur l’Indie Sleaze devenir virale : il s’agit de l’esthétique forte des années 2000, pleine de sportswear rétro en Lycra et de couronnes de fleur pour popstars volontiers trash. Ou soft emo grunge pour le dire poliment.
Typiquement, l’époque où des médias trouvaient cool de se moquer de Lily Allen, cheveux rose vifs sur robe blanche, en plein K-Hole (overdose de kétamine), escortée hors de la cérémonie des Glamour Awards 2008. Bref, le pire de la période Y2K.
Fille, ou plutôt petite soeur de cette sombre période de la culture populaire qu’est l’indie sleaze (littéralement : le sordide indépendant), c’est l’ère Tumblr. Et elle revient aujourd’hui à la mode, portée par la crise sanitaire et sociale, nourrissant une nouvelle vague des passions de la jeunesse France.
Au fait, c’était quoi la culture Tumblr ?
Cette plateforme de microblogging étatsunienne a été lancée en 2007, et a gagné en popularité jusqu’en France dans les années 2010. C’est comme ça, qu’ado enfermé dans ma chambre, j’ai découvert Xavier Dolan, Lana Del Rey et Azealia Banks, et que j’avais décidé d’en faire ma personnalité, par exemple. Sur mon Tumblr, je passais ma vie à créer et repartager des gifs de la série britannique Skins, où des mineurs trop souvent ivres et drogués me donnaient envie de vivre dangereusement pour me sentir exister.
Ces années 2010 ont constitué une forme d’âge d’or d’artistes comme Arctic Monkeys, Lana Del Rey, Lorde, ou encore Marina & the Diamonds. Leurs musiques, leurs clips et leurs looks formaient ce qu’on peut appeler la culture Tumblr dont l’esthétique revient aujourd’hui à la mode, d’après le Vogue étatsunien qui titre : « La fille Tumblr de 2014 est de retour ».
En substance : les maquillages ultra pailletés, les grains de beauté en forme de cœur, les couronnes de fleur kitsch, les vestes en jean oversize, les T-shirts trop grands de groupe de rock, les collants résille et les bottes motardes redeviennent tendance. Et si cela ressemble un peu beaucoup à la dégaine des héroïnes de la série bien contemporaine Euphoria, c’est bien une preuve supplémentaire de cette résurgence esthétique soft emo grunge. Mais pourquoi (dès) maintenant alors qu’elle date à peine d’hier ?
Pourquoi la culture Tumblr revient (déjà) à la mode en 2022 ?
La créatrice de contenu Clara Defaux, autrefois connue sur YouTube sous le pseudo de Clarinette où elle parle de fan studies (discipline académique qui analyse les fans, les fandoms, les cultures et productions de fans), a justement consacré une éclairante vidéo à la culture.
Auprès de Madmoizelle, Clara Defaux ne s’étonne pas du tout de la résurgence actuelle de l’esthétique Tumblr, qui tient en partie du renouvellement générationnel, comme pour chaque décennie, selon elle :
« Ce regain d’intérêt procède d’une logique de génération. À chaque fois qu’une génération en chasse une autre, l’esthétique et les sous-cultures de la plus âgée se voit réenvisagée, réappréciée par la nouvelle. C’était la même chose pour les jeunes des années 1980 qui fantasmaient les looks de ceux des années 1970 et donc les réinterprétaient par exemple. Chaque renouvellement générationnel amène à ce genre de reconsidération, évaluation. »
Les looks des jeunes les plus influents de cette Tumblr culture âgés aujourd’hui entre 20 et 30 ans se voient donc réinterprétés par les ados nés dans les années 2000 (ceux qu’on appelle la génération Z).
Une jeunesse chaos et désenchantée
Outre l’explication du changement de génération, Clara Defaux pense également qu’il se joue quelque chose autour de valeurs particulièrement prégnantes dans la culture Tumblr qui trouvent un écho avec l’actuelle situation pandémique :
« L’esprit Tumblr des années 2010 prônait en partie une forme de nihilisme et d’individualisme qui résonnent avec la situation de crise économique, climatique, sanitaire et sociale actuelle. La pandémie dure depuis deux ans maintenant, et les jeunes peuvent ressentir une forme d’usure et de fatigue spécifiques. Car on les a privés de nombreuses formes de sociabilité (les cours en présentiel, les sorties, les concerts, les festivals, le clubbing, etc.), on leur a demandé beaucoup d’efforts, tout en les culpabilisant presque comme principaux responsables de la contamination de leurs parents et grands-parents. Or maintenant on est en 2022, et il n’y a jamais eu autant de contaminations qu’aujourd’hui. »
Tumblr, royaume de la nostlagie des années 2010
Aux immenses peur et fatigue liées à la pandémie s’ajoutent donc un sentiment de duperie ressentie par une grande partie de la jeunesse désabusée, qui en vient à devenir nostalgique de phénomènes extrêmement récents, poursuit Clara Defaux pour Madmoizelle :
« On en devient nostalgique de la vie qu’on menait pré-pandémie en Occident, c’est-à-dire avant janvier 2020. On a retiré à la jeunesse tellement de choses qui contribuent à la forger qu’elle déborde de détresse et de questions existentielles, pouvant parfois sembler excessives. Maintenant, beaucoup de personnes donneraient cher pour vivre leur vingtaine dans les années 2010 plutôt que 2020, car à cette époque pas si lointaine, les choses paraissaient encore possibles : se rencontrer à des concerts, sortir en boîte, s’aimer… »
Dans le cas du clubbing par exemple, en 2020, la France comptait environ 1500 discothèques ou boîtes de nuit, contre 4000 en 1980, d’après La Dépêche. La crise sanitaire vient d’en fermer 300 supplémentaires en 2021, relève La Croix, et cette hécatombe risque bien de se poursuivre cette année.
Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans rêvent d’avoir connu
Selon Clara Defaux, la crise Covid a accéléré, révélé, et peut-être même contribué à provoquer, une importante cassure avec ce que serait censé incarner les jeunes autour de 20 ans aujourd’hui. On ne répond pas du tout au cliché de la jeunesse censée plaire, aimer, et courir vite, puisqu’on est surexposé aux crises, à la maladie, à la mort, au chômage. Alors les valeurs de nihilisme, d’individualisme, et de repli sur soi peuvent séduire. Et les sous-cultures qui s’en sont nourries aussi. Et parmi elles, Tumblr.
C’est donc une accumulation de nostalgies crystalisées par Tumblr : les personnes qui ont vraiment connu et pris part à l’âge d’or de la culture Tumblr, ainsi que celles qui ne l’ont pas connue de première main mais la fantasment comme une période faste à laquelle elles auraient aimé prendre part. Et la plateforme elle-même célébrait particulièrement le sentiment de nostalgie, notamment en glorifiant les sous-cultures punk et grunge des années 1980-1990.
D’autres vies que la mienne, sur Tumblr
S’ajoute enfin un possible effet de déjà-vu : confinés chez nous par la pandémie, cela a pu nous rappeler les conditions de vie qu’on avait dans nos chambres d’ado à zoner sur Tumblr. Et donc l’espace-temps où l’on se créait d’autres vies que la nôtre, s’inventait des mondes numériques insouciants et surtout plus libres, conclut Clara Defaux pour Madmoizelle :
« La pandémie et l’accumulation de différentes crises nous renferment tellement aujourd’hui, que ça peut nous rappeler les chambres d’ados dans lesquelles on se trouvait quand la culture Tumblr s’est démocratisée. La sociabilité tumblresque qu’on avait à l’époque est quasiment devenue notre seul moyen de socialiser aujourd’hui puisqu’on n’a pas le choix que de devoir communiquer plus que jamais en ligne. »
Bien plus que l’époque où Lana Del Rey n’était pas encore publiquement problématique, la tendance mode Tumblr version 2022 raconte donc beaucoup de la nouvelle vague des passions soft emo grunge d’une jeunesse France désenchantée.
À lire aussi : TikTok prédit les tendances mode de 2022 : Space Age, survivalisme, et… ballerines
Crédit photo de une : capture d’écran YouTube du clip Born to Die de Lana Del Rey
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Les Commentaires
Cette époque où on avait des blogs et des tumblr où on pouvait développer une esthétique particulière, parler longuement des choses qui nous plaisaient. Ok, on se mettait en scène et on mettait en avant un personnage sur ces plateformes là aussi mais à la différence d'instagram c'était les passions et l'esthétique qui étaient davantage mises en avant.
Et puis l'esthétique d'alors était plus "destroy" effectivement. Je ne dis pas que c'est mieux mais c'est différent de celle d'instagram qui est très "healthy" ou "perfect" pour le coup et parfois un peu culpabilisante ou suscitant l'envie.
Ca m'a aussi fait penser à l'ancien Twitter ... Jadis, Twitter n'était pas uniquement une plateforme d'opinion peuplée majoritairement de politiques et journalistes de tous bords mais c'était aussi un espace de réflexion, de rencontres et de partage d'états d'âme plus confidentiel (oui, oui).
J'ai du mal avec les réseaux sociaux actuels (insta, Twitter, Tiktok et l'utilisation actuelle de youtube aussi même si y a plein de choses chouettes ont été créées) et cet article m'a fait pensé à l'ancien internet avec un peu de nostalgie ...