« Les troubles alimentaires sont la conséquence d’un trauma », constate auprès de Madmoizelle Aurore Malet-Karas. Cette doctoresse en neurosciences, sexologue et spécialiste des violences sexuelles vient de participer à une recherche scientifique française, aux côtés de Delphine Bernard, Thérapeute en troubles du comportement alimentaire -TCA- et présidente de l’association Le regard du miroir, le Collectif Féministe Contre le Viol (CFCV), et le Professeur Eric Bertin, Médecin-nutritionniste du CHU de Reims, révélant les liens entre désordres du comportement alimentaire et les abus sexuels dans l’enfance.
4,3% des victimes de violences sexuelles développent des TCA
Dans cette étude, publiée en janvier 2022 dans la revue internationale Eating and Weight Disorders, les scientifiques ont étudié les données du Collectif Féministe Contre le Viol (CFCV) portant sur 4 ans et demi, soit un panel de 12.638 appels de victimes de violences sexuelles. L’objectif était de déceler des témoignages spontanés concernant des troubles et des désordres du comportement alimentaire.
Conclusion : 4,3% des appels de victimes font état de trouble de conduites alimentaires (TCA), soit 538 femmes et 8 hommes. Pour rappel, les TCA reflètent une perturbation de la relation à l’alimentation. Il existe notamment trois grands types de troubles alimentaires : l’anorexie mentale, la boulimie ou encore l’hyperphagie boulimique. En France, 900 000 personnes présentent des TCA, selon la Fédération française anorexie boulimie (FFAB).
Le lien entre inceste et troubles du comportement alimentaires
Dans ce rapport scientifique, quelques similarités ont été observées entre les différents profils : les victimes développant des TCA ont confié avoir subi des violences sexuelles à un âge beaucoup plus jeune que les autres victimes — 13,3 ans en moyenne contre 18,6 ans. Aussi, à 32% les agresseurs de ces victimes étaient issus du cercle familial contre 25% pour les victimes n’ayant pas de TCA. Seulement 38% des agresseurs provenaient du cadre extra familial contre près de 50% pour les autres victimes.
Ces chiffres indiquent donc que ces violences sexuelles induisant des désordres du comportement alimentaire se sont déroulées dans le cadre de l’inceste. « Depuis 1/2 siècle on a les données sur les violences sexuelles. La réalité est là : 60% d’entre elles sont faites sur des mineurs. Pire encore, la moitié de ces mineurs ont subi ces violences avant leurs 7 ans et à 7 ans, on ne va pas en boîte de nuit. C’est donc forcément au sein de la cellule familiale…», commente la Dr. Aurore Malet-Karas.
Les femmes, plus victimes que les hommes ?
Dans les faits, les désordres alimentaires et les violences sexuelles semblent plus concerner les femmes que les hommes. Elles restent les premières victimes des diktats des apparences telles que le rappelle la doctoresse en neuroscience.
« Les troubles alimentaires concernent l’image corporelle, et le rapport à soi. Et il y a beaucoup plus de pression sur l’apparence physique des femmes que sur celle des hommes. Cela va amener chez les femmes plus de volonté de faire des régimes, des régulations qui vont entrainer des désordres hormonaux et déclencher des troubles alimentaires. »
Toutefois, il faut rester prudent dans l’interprétation : cette question existe depuis des années dans la littérature scientifique. Certes, les femmes représentent 3/4 des victimes de violences sexuelles, mais tout comme les troubles alimentaires, ces sujets demeurent assez tabous et beaucoup de personnes préfèrent se réfugier dans le déni. Notamment les hommes…
Dans une enquête réalisée en 2017 par le ministère de l’Intérieur, 17% des personnes ayant déclaré avoir été victimes de violences sexuelles sont des hommes, soit 38 000 en moyenne par an. Malgré ce chiffre leur parole peine à se libérer. Pourquoi ? La virilité et les injonctions qui l’accompagnent !
«Être viril, c’est faire la démonstration de son appétit de puissance, de son aptitude à dominer, de ses facultés d’autocontrôle et de rétention émotionnelle », expose Olivia Gazalé, professeure de philosophie et autrice au média Slate. La virilité qui fait partie de la masculinité serait responsable de ce mutisme de la part des hommes sur les violences sexuelles. Cela les empêche de prendre la parole à propos d’une situation traumatique à laquelle ils ont été confrontés.
D’autres troubles en plus des TCA pour ces victimes de violences sexuelles
Toujours selon le rapport scientifique, la plupart de ces victimes développent d’autres troubles en plus des TCA. Des symptômes dépressifs, l’auto-mutilation, l’auto-médication, les tentatives de suicide, des syndromes de choc post-traumatique, ou encore des troubles obsessionnels compulsifs, des troubles anxieux généralisés ou encore des comportements addictifs…
Finalement, les victimes déclenchant des troubles alimentaires présentent donc un tableau clinique plus sévère… Et une maladie cache souvent un traumatisme.
« Les médecins doivent être capables de poser un diagnostic adéquat, et ne pas regarder ailleurs lorsqu’on dit que la personne est violée. Il faut reconnaitre que la personne a subi quelque chose qui l’a mise dans un état de choc post-traumatique. Les troubles alimentaires sont une réponse à la douleur et aux tensions qu’on a dans le corps. »
Mieux former les professionnels de santé sur le sujet
« Il y a une vraie omerta dans la formation des professionnels de santé, des médecins, des pédiatres, des nutritionnistes, des diététiciens, sur la question des violences sexuelles », déplore la sexologue. Actuellement dans les études pédiatriques, seul un chapitre est consacré au sujet. Les chercheurs français appellent à réformer les programmes de médecine, mais aussi de psychologie et de diététique.
« Nous voulons pousser le milieu médical à se mettre à jour sur les données scientifiques. En France, malgré les chiffres, malgré le demi-siècle de recul qu’on a, le personnel de santé n’est pas formé à l’existence et aux conséquences du trauma sexuel. Alors que nous n’avons pas attendu #MeToo pour avoir ces chiffres. »
Aujourd’hui, les patients errent à la recherche de spécialistes, de thérapeutes adaptées à leurs maux. Alors que les premières publications scientifiques sur le sujet datent des années 70, trop peu reste fait dans l’hexagone pour prendre correctement en charge les victimes de violences sexuelles, malgré des rapports alarmants annonçant que plus de 30% des femmes en ont subi.
Les violences sexuelles sont partiellement institutionnalisées en France
Cette ignorance sur la question des violences sexuelles est liée l’inaction politique en France sur le sujet, d’après les chercheurs. Depuis plus de cinquante ans, les études ont montré que les violences sexuelles sur mineurs ne sont pas cantonnées à une caste sociale, à une religion ou d’autres facteurs.
« L’inceste, notamment, était un sujet totalement absent de la campagne présidentielle alors que ça mine la société. Aujourd’hui, on ne prend pas du tout en charge les violences sur les enfants. Il faut tirer la sonnette d’alarme envers les autorités sanitaires. Aux États-Unis, on est considéré comme étant en déni sur ces questions-là. »
Chaque année dans l’hexagone, plus de 160.000 enfants sont victimes de violences sexuelles, et dans 8 cas sur 10, il s’agit d’inceste, selon la Ciivise, commission indépendante contre l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. Soit 452 enfants par jour, 9 toutes les 30 minutes. La plupart du temps, ces enfants ne sont pas mis en sécurité, pas soignés et la justice les contraint même parfois à voir leur agresseur.
Depuis mars 2021, le gouvernement français a instauré cette commission indépendante pour évaluer ce fléau et proposer des solutions. La Ciivise préconise un vaste plan de formation obligatoire à destination des professionnels de l’enfance sur la réalité des violences sexuelles, une sensibilisation obligatoire pour tous les enfants sur la question de leur intimité et celle des autres grâce à des contenus adaptés à leur âge et une grande campagne de sensibilisation sur les violences sexuelles faites aux enfants. L’objectif ? Rappeler à tous les citoyens que les violences sexuelles sur les enfants sont des actes interdits par la loi et sanctionnés par le Code pénal. Trêve de démagogie : la théorie, c’est important, mais l’action c’est mieux, n’est-ce pas ?…
Si vous aussi, vous avez besoin d’aide…
La Dr. Malet-Karas conseille à toutes les victimes « de ne surtout pas se juger », car il y a toujours « une explication logique, et une fois qu’on a mis le doigt dessus, on peut trouver des solutions ». N’attendez pas d’être au plus mal, et tournez-vous vers des spécialistes. N’oubliez jamais que vous êtes une victime, et que vous n’êtes pas responsables de ce qui vous est arrivé. La honte doit changer de camp. Un point c’est tout.
- Trouvez le centre médico-psychologique le plus proche de chez vous pour un soutien psychologique
- Le site gouvernemental contre les violences, et un seul numéro : le 3919
- L’association féministe #NousToutes, apte à aider et accompagner les victimes
- L’association féministe En avant toute(s), et son tchat ouvert de 10 heures à 21 heures, du lundi au samedi
- Le Fonds d’Indemnisation des Victimes peut vous aider financièrement
- L’association Le regard du Miroir sur les TCA, qui accompagne en cas de troubles alimentaires
- Le Collectif Féministe Contre le Viol, qui propose une ligne d’écoute gratuite, anonyme et confidentielle au 0 800 05 95 95
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