Si vous vous êtes déjà retrouvé dans le rabbit hole des coins les plus sombres de Youtube ou êtes tombé sur un article racoleur présentant un homme solitaire s’acoquiner d’une poupée surréaliste, vous êtes peut-être vaguement familier avec les robots sexuels. Outre le malaise que provoquent de tels objets, ces versions Black Mirror des poupée gonflables creepy posent question : dans quelle mesure les robots sexuels à intelligence artificielle sont-ils programmés pour reproduire des logiques de domination, voire entretenir la culture du viol ? Plusieurs expertes nous répondent.
Quel message renvoie un robot à l’image d’une femme soumise à un rapport sexuel ?
Je ne sais pas vous, mais j’ai une peur bleue des robots, surtout ceux qui imitent à la perfection l’humain, et encore plus ceux qui prennent la parole. Je ne suis visiblement pas la seule personne puisque cette phobie fait l’objet d’une théorie : la vallée de l’étrange. Pour résumer, plus un robot ressemble à un être humain, plus il provoque le malaise. Mais tout le monde n’est pas rebuté par les robots humanoïdes, au contraire. Un véritable marché a pris forme, si bien que des youtubeurs se sont emparés de la hype. C’est notamment le cas de Cyrus North, qui a recemment commandé un robot sexuel intelligent pour le tester en vidéo. Le vidéaste français, connu pour vulgariser la philosophie sur YouTube, s’y amuse de son expérience et explique avoir été « friendzoné » par son robot à 11 000 $.
La vidéo a beau accumuler près de 500 000 vues, les commentaires sont presque tous unanimes : les internautes se disent « mal à l’aise », « effrayés » et certains se posent même la question : quel message renvoie un robot à l’effigie d’une femme destiné à être soumis à un rapport sexuel ?
Comment fonctionne un robot sexuel ?
Avant de s’interroger sur la culture du viol que pourrait véhiculer de tels objets, revenons rapidement sur le BA-B.A de leur conception. Ces robots sont conçus pour ressembler au maximum à l’être humain, avec, souvent, une enveloppe troublante de réalisme. À l’intérieur, une intelligence artificielle drivée par un algorithme. Un algorithme, « c’est une succession de tâches que la machine devra effectuer, détaillées en une série d’opérations et d’instructions très simples », explique Mathilde Saliou, journaliste et autrice de l’ouvrage Technoféminisme, comment le numérique aggrave les inégalités.
Le problème, c’est que ces algorithmes sont rarement neutres. Ils ont beau être conçus avec l’intention d’une impartialité, ils sont souvent le reflet d’idéologies et d’objectifs précis. C’est ce qu’on appelle les biais algorithmiques. Ils apparaissent lorsque l’algorithme fonctionne moins pour une catégorie de la population ou bien lorsqu’il pénalise une catégorie de la population au profit d’une autre. « De façon générale, un biais algorithmique apparaît lorsqu’il y a un biais systémique de société ou lorsqu’une catégorie de la population est trop peu représentée dans les données d’apprentissage », précise Anna Choury, féministe experte en intelligence artificielle.
Dans le cadre des robots sexuels, Mathilde Saliou explique qu’ils sont généralement équipés d’un ou de plusieurs modèles de traitement du langage, semblables à des chatbots, dans le but de comprendre les demandes du « client » et pour converser avec lui. Ils peuvent également être programmés de manière plus triviale, avec des réponses pré-enregistrées qui répondent à une série de scénarios. « Il y a d’autres technologies de reconnaissance du mouvement et tout un tas d’éléments de programmation relatifs aux imitations physiques tels que le mouvement du corps ou encore la sensation de chaleur », explique-t-elle.
Ceux-ci sont entraînés, comme pour toute IA, avec des données disponibles sur le web pour une éducation sexuelle, notamment avec du porno mainstream. « Comme on ne peut pas dire que la majorité du contenu pornographique sur internet soit un modèle de respect, note Anna Choury, un robot sexuel à intelligence artificielle va reproduire et amplifier les phénomènes les plus présents dans ce qui aura été observé : la domination et la culture du viol. » De sacrés biais, donc.
Robots sexuels et consentement
Un robot doté d’IA peut-il consentir à un rapport sexuel et son consentement peut-il être outrepassé ?
Pour Mathilde Saliou, s’il est possible d’entraîner un robot sexuel à produire du langage, on ne peut pas l’entraîner à « consentir », c’est-à-dire à formuler un choix : « Ces machines n’ont pas de sens commun. Elles ne comprennent ni les interactions sociales, ni les rapports de domination/soumission, accord/désaccord. Elles peuvent éventuellement formuler des phrases qui le laissent croire, mais ce n’est que de l’imitation du langage humain. » Autrement dit, un robot sexuel peut énoncer une phrase intégrant la notion du consentement, comme « je suis d’accord » ou « oui, j’en ai envie », mais ces mots sont prononcés sans intention ni réelle compréhension.
Selon la spécialiste, on aurait tendance à anthropomorphiser les machines, c’est-à-dire à leur prêter une volonté et des caractéristiques propres aux humains. Sur le grand écran, les cinéastes se jouent de cela, en montrant des robots développer des sentiments, manipuler et ressentir des émotions. Mais les robots ne sont pas des êtres sentients (un être sentient ressent la douleur, le plaisir et diverses émotions). « De la même façon qu’on ne demande pas le consentement de nos vibromasseurs, la question n’a pas à se poser pour un robot sexuel utilisant de l’intelligence artificielle », détaille Anna Choury.
« Une version ultra-poussée et réaliste de l’objectification des femmes »
Si le consentement de la machine ne peut être outrepassé, le problème réside ailleurs, notamment dans l’objectif de telles machines et l’image qu’elles renvoient et entretiennent dans une société sexiste. D’après Anna Choury, le risque serait de reproduire trop fidèlement un corps et un comportement humain sur lequel « tout serait permis », et ainsi contribuer à « maintenir, voire à renforcer la culture du viol ». En somme, les robots sexuels seraient une version ultra-poussée et réaliste de l’objectification des femmes.
Et pour la youtubeuse et féministe Amocide, ce biais ne serait pas le fruit du hasard et la composante marchande n’est pas étrangère à tout cela : « Cela implique de créer une dépendance émotionnelle au produit. Le but n’est alors plus de créer une intelligence artificielle qui ressemblerait à une femme, mais d’intégrer les biais potentiels des utilisateurs pour en faire un produit qui se fait le relai d’une image de la femme idéale née dans l’esprit des hommes. »
Dans sa vidéo, Cyrus North montre aux internautes le panel de choix disponibles sur l’application pour paramétrer son robot de luxe : « Il peut la rendre ‘prévisible, bavarde, spirituelle’, mais aussi ‘insecure’ s’il en a envie, détaille Mathilde Saliou. En gros, il est possible de programmer des fantasmes de domination et de soumission » à la demande qui serviraient de « défouloir ». Ces robots prétendent canaliser ces désirs et répondre à la « misère sexuelle » des potentiels clients. Une bonne chose ? Pas tellement, selon Amocide : « Ce sont ces mêmes notions de misère sexuelle qui sont, en partie, à la source de la culture du viol, de rapports violents avec les femmes, dans lesquels les hommes auraient droit de disposer du corps des femmes. Si on commençait par décentrer le regard, on comprendrait que ces robots créent un besoin artificiel qui se répercute concrètement dans les rapports entre hommes et femmes. »
Le but de ces robots ne serait pas tant d’offrir une soupape de décompression neutre aux fantasmes les plus problématiques que d’entretenir ces mêmes fantasmes car ils font vendre. « On pourrait dire ‘vaut mieux que les hommes qui ont ce fantasme se défoulent sur un robot que sur une femme’, mais ça serait entretenir l’idée faussée que le viol ou les fantasmes de viol seraient une fatalité », rappelle Amocide. « C’est justement l’idée qu’ils devraient disposer d’un défouloir autre que les femmes qui entretient l’idée qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Les robots sexuels sont une fausse alternative qui fait passer ces comportements pour fondamentalement inévitables sans jamais leur donner l’espace ou la possibilité d’être réfléchis, démêlés, apaisés, ou déconstruits. »
Peut-on rendre ces robots plus éthiques ?
Faut-il donc condamner ces robots à tout jamais, ou peut-on réfléchir à une version plus éthique de tels objets ? Pour Amocide, le fait que de tels robots existent est le problème. « Il n’y a pas, à mes yeux, de version éthique de ce qui, par nature, répond et entretient une oppression, conclut-elle. Je n’imagine pas une version éthique de ça, libérée des biais néfastes, parce qu’une telle initiative n’est nécessaire que dans une société qui la rend nécessaire. »
D’autres, en revanche, pensent qu’une évolution plus « consentement-friendly » est envisageable : « De la même façon que la pornographie devrait évoluer pour intégrer – notamment – la notion de consentement, il serait intéressant de l’intégrer aussi pour les robots sexuels, propose Anna Choury. Mais ça ne changerait strictement rien pour le robot lui-même. »
Pour Mathilde Saliou, ce n’est pas si simple : la manière dont l’obtention du consentement serait encodée dans la machine pourrait poser un problème. Si cela fonctionnait par un système de récompense avec un déblocage du consentement au moment où l’utilisateur gagne des points, « c’est de la gamificiation pure et simple et cela encoderait une vision très faussée et restreinte, de ce qu’est le consentement réel qui est plein de nuances et peut évoluer au fil de l’interaction. » De plus, demander à un robot de consentir et d’y apposer un raisonnement éthique est presque mission impossible. « Des expérimentations scientifiques ont été menées dans ce sens, et pour le moment, elles ne sont pas vraiment fructueuses », révèle la spécialiste.
Une autre solution serait d’entraîner ces robots à partir de contenus plus sains, notamment grâce au porno éthique et féministe, ou en impliquant les travailleurs et travailleuses du sexe au cœur du processus de création de ces machines ! Bref, tout reste à faire.
Crédit photo de Une : Capture d’écran YouTube.
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