Quand j’étais petite, je détestais jouer avec des poupées. Peut-être parce qu’elles étaient toutes blanches, minces, avec de grands yeux bleus, des chevelures longues et lisses et des lèvres bien pleines, vêtues de roses et de paillettes de la tête aux pieds, qu’elles étaient toutes hétéro, mais aussi à la fois médecins, vétérinaires, institutrices, chanteuses et insupportablement « parfaites » ? En tout cas, elles avaient tout ce que mes camarades de classe me reprochaient de ne pas avoir.
Alors pour me venger, je leur réservais un relooking à ma façon. À grands coups de ciseaux, de feutre et d’insécurités, je modifiais leur apparence pour qu’elles me ressemblent un peu plus et leur réservais des destins plus ordinaires.
Lola, une poupée grandeur nature aux longs cheveux blonds, était devenue Suzy, cheveux courts et frisés, qui déteste les maths et aime sa meilleure amie Lucie un peu plus que comme une amie.
Il y avait quelque chose de cathartique là-dedans.
Pour stopper le massacre de mes Barbie (c’est pas donné ces choses-là) et apporter un peu de variété dans mes jeux, ma mère avait dû me confectionner une poupée noire aux cheveux crépus — à l’époque, impossible de trouver des jouets inclusifs dans les boutiques de ma campagne.
Aujourd’hui, les rayons des magasins de jouets se sont diversifiés. On trouve un peu plus facilement des poupées noires, asiatiques, en fauteuil roulant ou moins minces voire maigres que les options courantes.
Le but : que le plus grand nombre d’enfant possible se sente représenté. Mais tous ces nouveaux choix sont-ils réellement efficaces pour l’estime des plus jeunes ? Est-il seulement possible de le savoir ?
Blanches, valides, minces… l’épuisante uniformité des poupées
Vous avez sûrement déjà entendu parler du test de la poupée noire et de la poupée blanche. Mais au cas où, laissez-moi vous rafraîchir la mémoire.
En 1947, les psychologues Kenneth et Mamie Clark ont présenté à des enfants noirs âgés de 3 à 7 ans deux poupées noires et deux poupées blanches, en leur demandant avec quel jouet ils et elles préféraient jouer, quelle était celle qu’ils et elles trouvaient moche ou encore quelle était celle qui était gentille.
Résultats : « 67% ont indiqué qu’ils préféraient jouer avec la poupée blanche, 59% ont trouvé que la poupée blanche était “gentille”. »
« Depuis, les choses ont changé », me direz-vous.
Eh bien non.
En 2019, la professeure Toni Sturdivant a fait un reboot de l’expérience en ajoutant une poupée d’apparence latino-américaine. La plupart des enfants rejetaient complètement les poupées noires, à nouveau.
Si ces expériences montrent que dès le plus jeune âge, les enfants peuvent souffrir d’une dévalorisation de soi qui se répercute jusque dans leur vision de leurs jouets, le contraire est-il aussi vrai ? Les poupées avec lesquelles ils et elles jouent peuvent-elles avoir un impact positif ou négatif sur leur estime ?
La psychologue Alice Lee explique à ABC l’importance de jouer avec des poupées pour les petits et petites :
« Au début, il s’agit d’utiliser les poupées pour mettre en scène des expériences de la vie et comprendre leur place dans le monde et en eux-mêmes. […] Les poupées peuvent également aider les enfants à acquérir des compétences sociales et à développer leur empathie. »
Pour la sociologue Elizabeth Sweet, les poupées sont même « une projection de ce que nous voulons voir dans notre société ». Alors quand elles ne représentent qu’une infime partie de la population, blanche, valide, mince, cisgenre et hétérosexuelle, ça donne quoi ?
Car depuis le XVIIIe siècle, les poupées ont régulièrement été accusées de perpétuer des normes de beauté limitées, avec des répercussions négatives sur les enfants au moment même où ils et elles se construisent.
Il a par exemple été prouvé que si Barbie était mise à l’échelle humaine, « elle n’aurait que la moitié d’un foie et marcherait à quatre pattes car ses pieds sont trop petits pour soutenir le haut de son corps » ! Il y a mieux comme représentation…
Des poupées qui leur ressemblent
En 1969, la poupée Baby Nancy a fait ses débuts au salon du jouet américain. Ce fut la première poupée commercialisée comme « noire ».
Au fil des années, les marques ont fait de plus en plus d’efforts pour inclure d’autres morphologies et d’autres ethnies dans les jouets pour enfants. À la fin des années 1990, la première Black American Girl, Addy, est sortie ; depuis, la marque a commercialisé quatre autres poupées afro-américaines et compte sortir un modèle sino-américain en 2022.
En 2019, Creatable World, une filiale de Mattel, a lancé une gamme de poupées aux cheveux courts et aux corps non genrés, vendues avec des accessoires pour que les enfants décident eux-mêmes de leur apparence. D’après la société Mattel, la deuxième Barbie la plus populaire en 2020 était « équipée d’un fauteuil roulant ».
Quant aux fameuses Bratz, ces poupées sur-pimpées aussi botoxées qu’un filtre Instagram, on a beau leur faire pas mal de reproches, elles ont eu le mérite d’être les premiers jouets populaires à offrir des représentations variées de la race et des ethnicités dès les années 2000 !
De la poudre aux yeux ?
Les enfants ont davantage de choix et de représentations. Mais ça change quoi ? Eh bien d’après Samantha Knowles, réalisatrice du documentaire Why Do You Have Black Dolls ?, ça change tout.
« les poupées [diversifiées] donnent aux enfants une vision plus solide et plus saine du monde et d’eux-mêmes. […] Elles envoient le message subtil que vous êtes important et que votre apparence est importante. Quelqu’un a pris le temps de fabriquer quelque chose à votre image. »
Ann-Louise Lockhart, pédopsychologue et coach parental, abonde dans le New York Times :
« Lorsque les enfants se voient représentés dans leurs jouets, leurs livres, leurs films, leur musique, leur nourriture et leurs œuvres d’art, cela façonne leur concept de soi. »
D’après le HuffPost, plusieurs études suggèrent que les poupées inclusives aideraient aussi les enfants à devenir plus empathiques et « plus à l’aise pour discuter non seulement de la race, mais aussi de la façon dont les groupes stigmatisés sont traités différemment ».
Améliorer encore les poupées, loin des clichés
Cool, ces prises de conscience, mais il y a encore des éléments à améliorer.
Le premier, c’est que la vision de la beauté offerte par ces poupées prétendument inclusives restent inatteignables. En 2016, Barbie s’est déclinée en « petite » et en « curvy »… mais selon la professeure Leon-Boys, à l’échelle humaine, le tour de taille de la Barbie « curvy » serait de 60 cm — alors que le tour de taille moyen d’une Française est de 88,7 cm ! « Il y a plus “rond” comme mensurations », note la docteure Leon-Boys.
Pour la dermatologue Neelam Vashi, le teint homogène des poupées et les « marqueurs extrêmes du dimorphisme sexuel, comme des lèvres pleines » leur donnent un visage caricatural qui peut influer inconsciemment sur ce que nous considérons comme attractif. Les poupées ont beau être plus variées, le chemin est donc encore long…
Et puis, n’oublions pas que la diversité est inutile si elle ne sert qu’à reproduire des stéréotypes culturels négatifs ou des caractéristiques physiques caricaturales, comme avec les poupées noires ou asiatiques exotisées à l’extrême.
Même si des poupées plus inclusives c’est cool, les jouets ne sont qu’une goutte dans le vaste océan de messages que les enfants absorbent chaque jour. « Oui, la représentation est importante, mais le fait de rendre quelque chose disponible ne va pas résoudre le problème. », conclut Toni Sturdivant.
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Crédits photos : Mikhail Nilov (Pexels)
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