Le média Madame Rap, dédié aux femmes et aux personnes LGBT+ dans le Hip-Hop, recense environ 500 rappeuses, entre la France, la Suisse et la Belgique. Pourtant, la plupart des amateurs de rap sont bien en peine d’en citer ne serait-ce que cinq. Alors, puisqu’elles existent et regorgent de talent, pourquoi si peu de personnes les connaissent ?
Pour expliquer ce paradoxe, les médias soulignent généralement le sexisme des maisons de disque, des plateformes de streaming, du public… Bref, de tous les maillons de la chaîne, excepté des médias. Alors, je me suis posé la question : les médias offrent-ils autant de visibilité aux rappeurs qu’aux rappeuses ?
3,6% des rappeurs invités sont des rappeuses
Pour répondre à cette interrogation, j’ai compté le nombre de fois où des rappeuses francophones étaient invitées dans 9 émissions incontournables de la culture Hip-Hop : Le Code sur Apple Music ; Clique & Chill, Clique X et Clique Talk sur Canal+ ; Good morning Cefran, Mouv’ Rap Club et Face à Cefran sur Mouv’ Radio (trois émissions qui n’existent plus à l’heure actuelle, la grille ayant changé en 2022) ; Légendes urbaines sur France 24/RFI ; et enfin Planète Rap sur Skyrock (pour cette émission, seuls les invités principaux ont été comptabilisés).
Les programmes choisis sont des émissions à forte audience, animés par des spécialistes du rap et offrant un long temps d’antenne aux rappeurs. Y être invité, c’est donc avoir la possibilité d’exprimer sa vision et ses choix artistiques face à des journalistes qui connaissent en profondeur la culture Hip-Hop, souvent stigmatisée dans les médias généralistes.
Le résultat est sans appel : sur les 1869 invitations répertoriées de rappeurs ou rappeuses dans ces émissions, seules 65 concernent des femmes, soit 3,6 % des invitations. C’est l’émission Légendes urbaines qui enregistre le meilleur score avec 5 rappeuses invitées pour 67 rappeurs (6,9 %), tandis que les émissions de Clique TV figurent au dernier rang avec, au total, 5 invitations de rappeuses pour 183 invitations de rappeurs (2,6 %). C’est à peine en dessous de Planète Rap sur Skyrock (2,8 %). Entre les deux extrêmes, on retrouve les trois émissions de Mouv’ Radio ainsi que Le Code sur Apple Music, avec environ 4,3 % de rappeuses invitées dans les deux cas.
Les médias généralistes ne font pas exception
Qu’en est-il dans les médias généralistes ? En 2018, la sociologue Marion Dalibert a analysé un corpus de 581 articles traitant de rap publiés entre 2000 et 2015 dans Le Monde, Libération, Télérama et Le Figaro. Conclusion : « Sur les 180 artistes données à voir dans le corpus, on ne compte que 6 rappeuses », note la sociologue. Là encore, le pourcentage avoisine les 3 %.
D’autres données ont été produites par les chercheurs Karim Hammou et Marie Sonnette-Manouguian sur l’émission Taratata (entre 1993 et 2019) et les matinales culturelles de France Inter (entre 2009 et 2019), dans le cadre de recherches menées pour l’ouvrage 40 ans de musiques Hip-Hop en France. Cela comprend à la fois les invitations et les musiques diffusées. Karim Hammou a accepté de calculer la présence de rappeuses dans cette base de données : elle est de 3,3% sur France Inter et de 8,3% sur Taratata (un chiffre un peu plus élevé que dans les autres émissions, qui s’explique notamment par les multiples invitations de Diam’s, invitée à 4 reprises).
« Elles ne sont pas au niveau de certains rappeurs hommes de leur génération »
Les résultats de mon recensement ont été envoyés à chacun des médias concernés. Malgré plusieurs relances par mail, l’équipe de Clique TV et Mehdi Maïzi, animateur du Code, n’ont pas répondu.
Fred Musa, qui anime Planète Rap, m’a fait parvenir cette réponse par mail : « Je n’ai jamais mis en place pour Planète Rap un quota lié à la religion, couleur de peau, sexe ou autre, je reçois les invités juste pour leurs qualités artistiques. »
Carole Bottolier, déléguée à la communication à Mouv’ Radio, insiste quant à elle sur les partenariats de la chaîne avec des dispositifs aidant les rappeuses à se professionnaliser, ainsi que sur les efforts de Radio France pour plus de parité à l’antenne. Malgré tout, « il y a une réalité culturelle qui fait qu’elles sont moins exposées, moins visibles, moins représentées, mais aussi moins nombreuses ! On a ce souci de les exposer du mieux qu’on peut, avec cet existant culturel. Mais en termes de notoriété grand public, elles ne sont pas au niveau de certains rappeurs hommes de leur génération », déclare-t-elle.
Un argument repris par Juliette Fievet, animatrice de Légendes urbaines : « Si je me cantonnais à mon cahier des charges, c’est-à-dire de n’avoir que des artistes super lourds qui cartonnent, qui puissent être classés au rang de légendes, je ne ferai quasiment aucune rappeuse. Si je devais attendre qu’elles soient disque de platine pour les inviter, je ne les recevrais jamais. Donc je fais déjà des exceptions. »
Faut-il attendre qu’un artiste soit célèbre pour l’exposer ou bien est-ce justement le rôle des médias que de le faire connaître ? Dans le cas des rappeuses, on ne peut qu’exprimer la crainte que les biais de l’industrie musicale soient reproduits si les médias ne se font que la chambre d’écho des top charts.
Les rappeuses souffrent d’un cadrage réducteur de la part des médias
Autre argument récurrent chez mes interlocuteurs : il y a très peu de rappeuses, donc cette faible présence se reflète mécaniquement dans les médias.
Or, d’après une estimation du sociologue Karim Hammou, basée sur les discographies du site Genius entre 2005 et 2018, les œuvres de rap créées par des femmes représenteraient environ 5 % de la production d’ensemble. C’est donc au-dessus de la part moyenne de rappeuses invitées dans les 9 émissions de rap étudiées, ainsi que dans les matinales de France Inter. Selon Karim Hammou, ces observations permettent de conclure que le champ médiatique a aussi sa part de responsabilité, « non seulement dans l’invisibilisation, mais aussi dans le cadrage réducteur dont les rappeuses font l’objet ».
Le carcan du « rap féminin »
Il existe en effet des questions qu’on ne pose qu’aux rappeuses : « Es-tu féministe ? », « Est-ce dur d’être une femme dans le rap ? » sont presque des incontournables, quand on ne leur demande pas si elles pourraient sacrifier leur carrière par amour ou si elles ne rêveraient pas « d’un grand et beau mariage ».« Les rappeuses sont rarement sollicitées pour parler de leur musique, mais plutôt de leur genre, ou du fait que ce soit incroyable pour une femme d’évoluer dans le rap, milieu jugé bien plus sexiste que la politique, la tech ou le sport. Là où, évidemment, le genre des rappeurs n’est jamais un sujet puisque le masculin est la « norme » », résume Eloïse Bouton, fondatrice de Madame Rap.
Même s’il est de moins en moins utilisé, certains journalistes continuent à employer le terme de « rap féminin », pourtant rejeté par la majorité des rappeuses, qui non seulement leur dénie leur capacité à toucher un public large, mais sous-entend également qu’il n’y aurait de la place sur la scène musicale que pour une seule rappeuse à la fois, la « nouvelle Diam’s ». Vicky R a récemment protesté contre cette catégorie dans son morceau « Fuck le rap féminin ».
« Nous ramener toujours au fait qu’on est des femmes, c’est s’éloigner du sujet. Et le sujet c’est qu’on est des artistes talentueuses », résumait Chilla en interview. Period.
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