Dans Les étreintes brisées, plusieurs temps se mélangent. On a d’abord Matteo/Harry, scénariste madrilène aveugle qui, par l’intermédiaire d’une fille qu’il vient de rencontrer et de ramener chez lui, apprend la mort du richissime Ernesto Martel, qu’il feint d’abord de ne pas connaître. En même temps, ou plutôt dans le passé, Lena s’engage auprès de son boss E. Martel en profitant de sa notoriété pour accorder un sursis à son père mourant : le business man lui permet de bénéficier des soins d’une clinique privée où Martel a ses entrées.
Ces deux temps mis en parallèle se soudent grâce à la figure de Martel ; mais déjà on devine d’autres liens qui petit à petit se dessinent : l’apparition du fils de Martel, une photo dans un tiroir.
Les temps commencent donc à s’entremêler. Puis vient le récit intégral : flash-back et voix off, motivés dans la fiction de personnage à personnage par les événements de l’intrigue du présent. On irait jusqu’à dire les éléments perturbateurs, reprenant la terminologie du conte, tant ce film se présente déjà comme un récit pur, dans lequel les histoires s’imbriquent les unes dans les autres façon Mille et une nuits. A cette différence près que toutes ne sont qu’une seule et même histoire.
On plonge dans le passé avec cette force, d’abord : celle de raconter. C’est ce pouvoir, celui de dire, qui va se répercuter en fin de compte sur le présent avec un enchaînement sans cesse renouvelé de rebondissements. On n’a jamais fini de tout raconter.
FAIRE L’IMPOSSIBLE
Révélations et rebondissements s’empilent donc sans que l’accumulation paraisse jamais excessive. Les faits s’agencent à la perfection, avec la saveur et le savoir absolu du récit pur. Que faire de la vraisemblance ?
Les étreintes brisées marque une plongée dans le romanesque le plus direct. Il est total et nous en voyons toutes les strates se décliner : le plaisir de raconter, le plaisir du détail, le plaisir de faire vibrer toutes les cordes de l’émotion. Et ceci quel que soit le recours : par une multiplicité d’événements dont on n’entrevoit jamais la fin. Nous avançons.
Il mêle donc tant de plaisirs : de dire, de raconter, de sentir et de croire ; l’amour qui se développe et se propage, l’élan créateur ; mais aussi la honte et la peine, etc.
C’est au moyen d’une multiplicité de voix qui se superposent que tout cela se déploie. Le paroxysme le plus amusant et fort à la fois de cette tendance du film, ce sont ces scènes où d’un ton laconique une femme couvre de sa voix les images du couple d’amants que veut déchiffrer un mari jaloux en lisant sur les lèvres. Drôles d’abord, ces scènes gagnent en tension lorsque Lena elle-même fait une brève apparition et donne corps au son que la caméra n’a pu enregistrer. Bel exemple, d’autre part, de la façon dont la vraisemblance est évincée avec brio au profit de la mise en scène, véritablement, de ces moments importants de l’intrigue que nous suivons. Lena ouvre et ferme la porte comme sur une scène de théâtre, pour dire son texte. Rideau.
EL ÚLTIMO BESO… EL SABOR DE TU BOCA
Car cette histoire est son propre motif. Le monde que nous avons vu se créer sous nos yeux fonctionne en vase clos, un vase clos où circule une même dynamique d’amour et de désir à travers chaque personnage, chaque intrigue, chaque rebondissement. Un élan en avant, une véritable liberté, une pure dynamique de plaisir.
Les peines, les frustrations, les joies et les doux moments participent tous de ce même mouvement que concentre et redirige une seule perspective : celle du récit, du délice de raconter une histoire, de se l’entendre dire, enfin de la voir se constituer devant nous, pour nous.
Les étreintes brisées sont un peu celles des personnages, qui se font et se défont ; mais aussi, d’une certaine façon, celle que nous goûtons en voyant le film. C’est le cinéma qu’on étreint. C’est l’amour pour le cinéma que nous voyons, en premier ou en dernier lieu. L’amour d’un cinéaste aveugle qui regarde encore des films, collection d’ultra classiques évoqués le long d’une étagère.
AU BORD DE LA CRISE DE NERFS
Bon, n’oublions pas qu’on cause d’un film d’Almodovar – de ce cinéma singulier, reconnaissable, avec ses propres caractéristiques. Mais une sorte de rébellion post-movida a parfois tourné un peu à vide. Il n’y a pas de ça ici, mais le rire de la parole franche, de la vitalité en somme.
La scène d’ouverture nous montre Matteo prendre son pied avec une fille tout juste rencontrée alors qu’elle l’aidait à traverser la rue. Plaisir qui se déplace assez vite sur une autre scène, celle dans laquelle Diego et l’écrivain rassemblent leurs idées pour commencer l’écriture d’un scénario. Riant, y prenant un plaisir franc, communicatif.
Les étreintes brisées traite précisément de ça, du cinéma, par le biais de ce personnage de scénariste qui semble d’abord un peu has-been ; jusqu’au délice d’une mise en abyme du cinéma même d’Almodovar et de Femmes au bord de la crise de nerfs… Quelque chose de si savoureux qu’on ne peut rien en révéler.
Et cette scène n’est pas l’unique reflet du cinéma dans le cinéma : il y a aussi le fils d’Ernesto Martel qui filme sans arrêt (et quoi ? précisément l’histoire de notre protagoniste, ce documentaire qui se termine quand la boucle de l’intrigue est bouclée).
Il y a beaucoup d’autodérision là-dedans. Rire de soi ; et pas seulement de soi mais de la vie, des peines qui s’accumulent, des petits et grands accidents qui heureusement ne détruisent jamais tout à fait les personnages. Les étreintes brisées en rit à merveille, plongeant le public dans un véritable souffle de plaisir au moyen du rire auquel se mêle l’émotion d’une certaine tristesse.
Les deux scènes finales sont comme le cadeau d’un cinéaste à son public, un clin d’œil bien amusant, hilarant même. Une étreinte. Finalement brisée par le générique : le cinéma continue, « aunque sea a ciegas ». La liberté de l’élan romanesque est absolue.
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