On continue notre série des écrivains nobélisés avec Elfriede Jelinek, une écrivaine autrichienne (tu remarqueras la rime !) dont l’oeuvre a été saluée en 2004 par les sages suédois, bravant la controverse virulente visant sa personne depuis ses débuts littéraires.
Avant de parler un peu plus en détail de son oeuvre la plus connue, La pianiste (Die Klavierlehrerin), j’aimerais te brosser un petit portrait de cette dame pas banale. Sa personnalité hors du commun et ses démons intérieurs irriguent tellement son oeuvre qu’il est parfois difficile de faire la part de la fiction de l’autobiographie dans ce qu’elle écrit. Du coup, parler de son oeuvre littéraire sans parler d’elle n’a pas de sens.
Elfriede Jelinek est une femme de détestation (je n’ai pas dit détestable !) : elle déteste les femmes, pour leur faiblesse et leur mièvrerie, autant qu’elle déteste les hommes, pour leur domination et leurs démissions. Elle déteste le genre humain pour sa bestialité et a une peur panique des autres, qu’elle déteste autant qu’elle-même. Elle déteste son pays, n’y voyant qu’un ancien Empire décadent fondé sur des cadavres historiques, tout en affirmant ne jamais pouvoir vivre ailleurs (et se situe par là-même dans la droite ligne de nombre d’écrivains autrichiens tels que Stefan Zweig ou Thomas Bernhard). Après cette brève présentation, on comprend qu’il soit souvent de la prose de Jelinek qu’elle soit « violente », « ultra-radicale », « aggressive ». Ses rapports semblent toujours empreints d’un mélange étrange entre haine et fascination.
Une histoire personnelle chahutée
Elle naît en 1946 dans une Autriche hantée par son très frais passé nazi, construisant son mythe national de « première victime d’Hitler ». Son père, juif d’origine tchèque, n’a échappé à l’Holocauste que parce qu’il travaillait en tant que chimiste dans un groupe industriel stratégique (humhum) pour le régime nazi, tandis que sa famille était décimée dans les camps de concentration et d’extermination. A jamais traumatisé par cette expérience, il meurt en 1969 dans l’hôpital psychiatrique dans lequel sa femme l’a fait interner.
Quant à la mère de Jelinek, issue d’une famille catholique de la grande bourgeoisie de Vienne, elle prend de la place pour deux dans le couple parental disloqué par l’internement du père. Tyrannique et possessive, elle construit sa fille comme de la pâte à modeler, la contraignant à étudier de façon quasi-obsessive la musique au Conservatoire de Vienne : orgue, piano, violon, solfège… l’isolent du monde réel et préviennent tout contact avec des enfants de son âge. Ces méthodes éducatives entaînent Elfriede Jelinek à marcher dans les pas de son père en suivant son premier traitement psychiatrique à 6 ans. Comme elle le dit elle-même, « elle n’a jamais appris à vivre ». Prise dans un cercle vicieux de haine passionnelle et de dépendance émotive vis-à-vis de sa mère, Elfriede Jelinek ne quitte le domicile familial qu’à la mort de celle qui lui a donné la vie autant qu’elle lui a confisquée, en 2000.
La pianiste et l’étroite frontière entre autobiographie et fiction
Dans La pianiste, on retrouve le père dépressif absent, démissionnaire et faible, et la mère ultra-possessive, phagocytaire et castratrice qu’Elfriede Jelinek a connus. Largement autobiographique, la difficile distinction entre le réel et l’imaginaire entraîne le lecteur dans un vertige encore plus angoissant. On imagine le pire, que ce livre soit entièrement autobiographique, sans oser penser que cela puisse être le cas.
Dans cette oeuvre, on suit la plus très jeune Erika Kohut, professeur de piano, dont la vie se résume à des allers-retours entre le Conservatoire de Vienne et l’appartement familial, où elle dort encore dans le lit de sa mère, bien qu’elle y ait une chambre. Ces rares distractions sont dévouées à des pulsions autodestructrices et des visites dans les peep-shows glauques de la capitale autrichienne. Cet « équilibre » empreint de violence physique et psychologique est rompu lorsqu’un de ses jeunes élèves s’éprend d’elle.
La pianiste est le roman d’Elfriede Jelinek le plus connu en France, en particulier grâce à son adaptation au cinéma réalisée par Michael Haneke, un réalisateur autrichien dont les films sont aussi subversifs que les écrits de Jelinek. Son travail brillant sur l’oeuvre de Jelinek lui a valu le Grand Prix du Festival de Cannes 2001, tandis qu’Isabelle Huppert et Benoît Magimel ont obtenu les Prix d’interprétation féminine et masculine pour leur incarnation des deux protagonistes.
Malgré sa violence extrême par moments, ce livre reste l’un des plus abordables de Jelinek et permet d’entrer « presque » en douceur dans son style si particulier. Ses autres oeuvres (Lust, ou Les amantes) jouent également avec une langue incisive, au service de tableaux volontairement pornographiques et agressifs, alliant critique radicale et parodie, et dont la sexualité féminine sous toutes ses formes consitue un fil d’Ariane.
Ainsi, elle doit son Prix Nobel au « flot musical de voix et contre-voix dans ses romans et ses drames qui dévoilent avec une exceptionnelle passion langagière l’absurdité et le pouvoir autoritaire des clichés sociau » et au fait que « ces romans représentent chacun dans le cadre de leur problématique un monde sans grâce où le lecteur est confronté à un ordre bloqué de violence dominatrice et de soumission, de chasseur et de proie ». Je n’aurais pas pu dire mieux : un beau résumé de la prose de Jelinek, à découvrir absolument.
Pour en savoir plus sur Elfriede Jelinek :
La pianiste, d’Elfriede Jelinek
La pianiste (le film), de Michael Hanneke
Qui a peur d’Elfriede Jelinek ?, de Magali Jourdan et Mathilde Sobottke
Elfriede Jelinek, une biographie, de Yasmin Hoffmann
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
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