35 infanticides depuis le début de l’année 2023. C’est le décompte officieux de la journaliste et autrice Marie Albert sur le compte Instagram @infanticides_fr. Mais quelle association reconnue les comptabilise, comme il est fait aujourd’hui pour les féminicides ? Quelle instance gouvernementale ? Aucune.
Ce qui est fait aux enfants
Le terme « infanticide » est certes entré dans le langage courant (et parfois médiatique), mais la loi parle, elle, de meurtre avec circonstance aggravante si la victime est mineure. En 2020 (seulement), 33 des 47 pays membres du Conseil de l’Europe « interdisaient tout châtiment corporel à l’encontre des enfants ». Souvenez-vous, le débat sur la fessée avait fait grand bruit. Le simple fait qu’il y ait eu débat pour savoir s’il était nocif ou non de frapper un enfant était en soi un sacré red flag sociétal.
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De son côté, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences faites aux enfants (Ciivise) a dévoilé en septembre dernier que 90 % des enfants abusés n’étaient ni crus ni écoutés, là où on estime que 160 000 enfants sont agressés sexuellement chaque année. Son dernier rapport, rendu public le vendredi 17 novembre avec ses 82 préconisations, atteste que 9 victimes sur 10 (89 %) ont développé des troubles associés au psychotraumatisme ou trouble de stress post-traumatique (TSPT). Voilà ce qu’on fait aux enfants.
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Des chiffres qui piétinent allègrement la convention internationale des droits de l’enfant, laquelle engage les états signataires à assurer protection et soin aux enfants. Quant à leur parole… Où est-elle dans l’espace public, le débat politique, dans les institutions et le monde médiatique ? « Un habitant sur cinq est mineur, et pourtant leur droit à la participation est entravé et la valeur accordée à leur parole est plus que minime, note Corentin Bailleul, responsable plaidoyer pour Unicef. Ces entraves au droit et à la participation sont par ailleurs très largement acceptées par la société ».
Société dans laquelle les enfants ne sont guère sensibilisés à leurs droits et où nombre d’adultes les ignorent aussi (où font très bien semblant de les ignorer, par commodité).
Les droits des enfants dans la société
Comme le rappelle la pédopsychiatre et sociologue Laelia Benoit dans son livre « Infantisme », le terme est défini par la psychanalyste américaine Élisabeth Young-Bruehl comme « un préjugé envers les enfants fondé sur la croyance qu’ils appartiennent aux adultes et qu’ils peuvent – voire qu’ils doivent – être contrôlés, asservis ou supprimés pour servir les besoins des adultes ».
Dans ce court ouvrage, la pédopsychiatre invite à réfléchir sur le droit de vote des enfants. En effet, il semblerait que tant qu’ils ne sont pas électeurs, ils n’intéressent pas les pouvoirs publics. Elle constate également que ces derniers sont encore souvent perçus « comme de petits animaux. On est plutôt à regarder l’inconfort qu’ils nous créent plutôt que de s’intéresser à leur ressenti et leur intériorité ».
Avec, en plus, cette conviction tenace que l’éducation de l’enfant dépend de la sphère privée et de ses parents. « En France, on parle encore par exemple ‘d’autorité parentale’, constate Corentin Bailleul. Nous, on préférerait le mot ‘responsabilité’ ». Laelia Benoit soulève par ailleurs la question de l’omnipotence parentale, et de la solitude et/ou la violence qui en découle, conduisant droit dans le mur. D’autant que les débats sur l’éducation font l’effet de marronniers épuisants, là où la recherche apporte (et ce depuis longtemps) un certain nombre de réponses.
« Le mépris pour les professionnels de l’éducation et les recherches en sciences de l’éducation est palpable en France, constate Laelia Benoit. On donne l’impression que les modes d’éducation ne sont qu’une question d’opinion, mais non ! Il y a des données, des études, des évolutions depuis un siècle. Chez nous, ces sujets suscitent tout de suite des réactions crispées. »
Ces enfants qui parlent « hurlent dans le désert »
Les changements de paradigmes éducatifs n’étant pas suffisamment explicités et les parents accompagnés, la répression devient alors le mode d’éducation le plus usité. « Quand les enfants sont petits, ils ont besoin de modèles pour apprendre à réguler leurs émotions. Il faut leur donner ces mots, sinon on vient juste dire ‘je ne veux pas voir ton émotion, elle me gêne. Aujourd’hui, l’enfant reste encore l’objet de ses parents. »
Emmanuelle Piet, présidente du collectif féministe contre le viol (CFCV) et médecin de la protection maternelle infantile (PMI), partage cet avis et s’insurgent que ces enfants qui parlent « hurlent dans le désert ». Dans son combat, elle observe une justice qui priorise souvent le droit (notamment) du père au détriment de la protection de l’enfant. « Je suis sidérée par notre incapacité collective à ne pas entendre et écouter les enfants. Ils restent la propriété de leurs parents, et surtout du père. » Il a ainsi fallu beaucoup (trop) de temps pour que s’amorce une discussion autour du statut de l’enfant comme covictime de violences conjugales, démontrant ainsi notre inintelligence à reconnaître ses traumatismes.
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Comme il fallut du temps au combat féministe, à présent à jour, pour reconnaître que les droits des femmes, des minorités de genre, mais aussi des enfants étaient entravés par une seule et même chaîne : la société patriarcale. En témoignent encore une fois les chiffres : 97 % des incesteurs sont des hommes. Il n’est également pas rare, dans le cadre de féminicides, qu’un infanticide soit également commis. On possède, puis on détruit ce qu’on possède. Des objets, donc. Il est par ailleurs un domaine où, étrangement, l’enfant n’est plus objet. À partir de 13 ans en effet, il devient pénalement responsable. La garde à vue est possible, tout comme la détention provisoire.
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Cette question de l’appartenance, de l’enfant comme objet et non-sujet, résonne également pour le Collectif Enfantiste, né en avril 2022. Le verdict de Claire Bourdille, fondatrice, est sans appel :
Si on se pose encore la question, cela signifie que ce n’est pas le cas. L’enfant comme une possession, c’est ancré dans notre société. Au-delà même de l’appartenance parentale, il appartient aux institutions.
À tous les adultes donc, sauf à lui-même. Résumons (tellement le sujet est vaste) : des meurtres non comptabilisés, des victimes d’inceste à la parole ignorée, des conseils éducatifs débattus et rebattus malgré des études très claires, des instances de dialogue et de décisions dont l’enfant est absent, sans compter le secteur de la pédopsychiatrie et de la protection de l’enfance laissés à l’abandon par les pouvoirs publics et des droits de visite conservés à des parents maltraitants… La liste est sans fin.
Face à ce mépris, des militant-es de l’enfant et des juristes bataillent pour un des droits les plus basiques de la justice française : avoir le droit d’être représenté par un-e avocat-e, « dont le rôle est essentiel dans la défense des droits et intérêts des mineur-es ». Tel est le credo de la récente campagne lancée par le Conseil national des barreaux (CNB).
Le sociologue Bernard Lahire évoque, dans une récente interview pour l’Obs, que « la protection parentale constitue la base de tous les systèmes de domination ». Il explique l’âpreté de ce constat dans son dernier ouvrage, « Les structures fondamentales des sociétés humaines ». Contacté, celui-ci développe son point de vue :
Le fait d’avoir des petits très dépendants est une propriété très distinctive de notre espèce. On appelle ça en biologie ‘l’altricialité’. Ça désigne le fait que la progéniture demeure dépendante de ses parents pendant un temps relativement long. Mais ce qui caractérise spécifiquement l’espèce humaine, c’est une ‘altricialité secondaire’ qui signifie que la période de développement extra-utérin est particulièrement longue, et qu’en conséquence la dépendance parent-enfant est très longue. Ce fait biologique a pour corrélat social le fait que nous soyons longuement dépendants d’adultes qui nous dominent. Nous sommes donc socialisés dès le départ dans des rapports de domination parents-enfants.
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La relation parents-enfants est donc biaisée dès le début. Pour réussir à s’extraire de ce rapport de domination et en construire un plus égalitaire, les parents n’ont bien souvent pas les clefs. Et nos politiques publiques ne les aident pas, tout à leur souci d’ordre et d’autorité. Mais quand ce sont les enfants eux-mêmes qui le tentent ? Claire Bourdille, du collectif Enfantiste, se souvient de cette ancienne enfant placée qui lui disait : « Tenter de revendiquer ses droits quand on est enfant, c’est être rebelle ». À tous les adultes qui le souhaitent en lisant ces lignes : il est temps d’encourager la rébellion de nos… non, des enfants.
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