Cette date du 19 mai, nous l’attendions toutes et tous : les terrasses et les lieux culturels rouvrent leurs portes ! Parmi eux, les théâtres vont pouvoir de nouveau accueillir un public privé de spectacle vivant depuis huit mois.
Oui, mais justement : quel public ? À priori, pas les étudiantes et étudiants, dont la précarité ne leur permet plus, à ce jour, de se payer une place de théâtre sans restreindre son budget nourriture… Une réalité dont les politiques de réouverture des espaces culturels ne semblent pas assez se soucier.
Une précarité étudiante grandissante
Marie Coquille-Chambel, elle, s’en soucie. Vidéaste et critique de théâtre sur YouTube, c’est d’abord dans son travail universitaire qu’elle tisse des liens entre précarité et art dramatique : étudiante en master de littérature française à la Sorbonne, elle axe son travail de recherche sur les questions politiques de la diversité au théâtre. Même si son mémoire aborde les scènes contemporaines, il lui apparaît évident de questionner la composition du public :
« C’est formidable de faire des spectacles sur les classes populaires, mais il y a qui dans le public ? »
Oui, les places de théâtre sont chères. En région parisienne, les tarifs étudiants sont rarement en dessous de 15€, et avoisinent les 25€ dans certains établissements, pour 1h30 de représentation en moyenne. Une somme exorbitante pour une jeunesse étudiante qui cherche à se nourrir, en proie à une précarité financière évidente… Les 5,5 millions de repas à 1€ distribués par le Crous depuis fin janvier 2020 sont un bon indicateur de cette détresse, tout comme les 37.400 personnes abonnées depuis avril dernier au compte Twitter @1repas1euro, visant à faciliter l’accès à des repas complets pour les plus petits budgets.
Marie Coquille-Chambel est aussi passée par là. Issue d’un milieu précaire ne lui permettant pas d’être soutenue financièrement, elle confie avoir perdu plusieurs kilos au cours des derniers mois :
« Moi, je me fais un repas par jour, pour être honnête. »
Le théâtre, non-essentiel ?
Comment, dans cette situation, la jeunesse étudiante parvient-elle à acheter des places de spectacle, quand l’heure est à la réouverture des lieux culturels ? Marie Coquille-Chambel a souhaité répondre à cette question : il y a quelques jours, elle publiait sur ses réseaux sociaux un sondage visant à recueillir le nombre d’étudiants et étudiantes dans l’incapacité d’acheter des places pour les deux mois à venir. Le résultat est sans appel : sur près de 280 personnes sondées, 65% affirment qu’elles ne pourront pas se rendre au théâtre.
Ne pas pouvoir aller au théâtre, est-ce si grave ? Manger est un besoin vital, aller voir des spectacles non. Marie Coquille-Chambel partage cet avis. Lors des mouvements sociaux appelant à la réouverture des lieux culturels, comme les occupations d’établissements dramatiques français, l’expression « nourriture spirituelle », pour pointer du doigt le besoin des gens à se rendre dans les lieux de culture, est revenue plusieurs fois à ses oreilles. Des termes qu’elle considère particulièrement agaçants et déplacés :
« C’était une époque où moi-même je n’arrivais pas à manger à ma faim, ça me choquait. C’est absurde de dire que les gens ont besoin de nourriture spirituelle quand on voit des étudiants et étudiantes faire la queue pour se nourrir tout court. »
Mais qu’en est-il de celles et ceux pour qui le spectacle vivant représente le présent, ou l’avenir ? Qu’en est-il des étudiantes et étudiants qui se projettent dans les métiers du spectacle vivant ? C’est le cas pour la majorité des jeunes qui ont répondu à son sondage.
« On ne peut pas dire à ces personnes que ce n’est pas grave si elles ne vont pas au théâtre. Comment on fait pour avoir un geste artistique, une pensée là-dessus si on ne s’y rend pas ? »
Le théâtre, contrairement à d’autres formes artistiques comme le cinéma, est éphémère. Un spectacle est accessible pour quelques dates, dans un lieu précis. Les captations coûtent cher et sont rares. Quelles solutions s’offrent aux étudiantes et étudiants qui ont l’obligation d’assister à des représentations pour des dossiers, des mémoires, pour se construire un avenir professionnel ? Impasse.
Interpeller les directeurs et directrices des lieux culturels
Devant les résultats alarmants de son sondage, Marie Coquille-Chambel a souhaité publier une tribune pour le média Scèneweb : Nous n’irons plus au théâtre, nous n’en avons pas les moyens. Elle y interpelle les directeurs et directrices de théâtre sur le coût des entrées au tarif étudiant, ainsi que sur l’absence évidente de leurs spectateurs et spectatrices les plus précaires dans le public lors de la réouverture.
« Qui fait la réouverture aujourd’hui ? Ce ne sont pas les personnes les plus précaires. L’accessibilité artistique ne peut pas être une question financière et économique. »
Selon la jeune femme, une telle inaccessibilité des tarifs participe à la scission économique présente dans le milieu théâtral, entre un public vieillissant, bourgeois et une jeunesse dont la situation financière ne permet plus un accès à la scène dramatique française. La gratuité est, selon Marie, la meilleure manière de créer et de fidéliser le public de demain.
« Dans le milieu théâtral, si on n’est pas du côté de la précarité, on est du côté de la bourgeoisie. […] Si on ne fait pas maintenant un pari pour l’avenir, je ne donne pas cher du théâtre. »
Peu de professionnels ont à ce jour réagi à sa tribune, mais parmi ceux ayant pris des mesures figure le metteur en scène David Bobée, actuel directeur du Théâtre du Nord à Lille. À ce jour, il doit encore cumuler cette fonction avec le Centre dramatique national (CDN) de Rouen, dont il est le directeur sortant. Durant ses années à Rouen, il avait tenu à mettre en place un tarif à un 1€ pour les groupes n’ayant pas les moyens d’aller au théâtre ; une initiative qu’il a souhaité instaurer au théâtre de Lille, et qu’il a étendue à l’entièreté des étudiants et étudiantes suite à la tribune de Marie Coquille-Chambel.
Au-delà de l’aspect économique, les tarifs pour publics précaires s’ancrent pour David Bobée dans la logique d’un mouvement solidaire : reprogrammer des spectacles annulés pour permettre à des compagnies de jouer passe aussi par leur donner la possibilité d’être vues.
Une telle décision engendre-t-elle des pertes ? Sur le long terme, oui. Mais pour ce qui est du théâtre public, les conséquences à court terme sont bénéfiques ! Contrairement au secteur du théâtre privé, les établissements comme le Théâtre du Nord profitent de financements publics,
et ne sont pas entièrement dépendants de la billetterie. Les tarifs à 1€ sont donc possibles, et permettent de « relancer la machine, pour retrouver le chemin du théâtre », après plusieurs mois de fermeture.
« Nous sommes dépendants des financements publics pour pouvoir survivre. C’est un geste supplémentaire pour pouvoir aller vers la démocratisation du théâtre public. […] Un théâtre public fermé génère des économies, ce qui nous offre une latitude : c’est donc possible de faire ce geste-là. »
Pour Marie Coquille-Chambel, ce geste résulte également d’un geste politique : qu’un théâtre établissement, non-parisien de surcroît, utilise ses subventions pour redonner son accessibilité au spectacle vivant, c’est faire le choix d’un « théâtre politique ».
David Bobée partage cette vision dans laquelle le théâtre est un lieu public au sens propre du terme : un lieu de partage, de parole libre, qui se doit d’être accessible. Les établissements sous sa direction avaient d’ailleurs pris part aux mouvements militants des dernières semaines, lors des occupations effectuées au sein des lieux culturels. Des initiatives citoyennes qui n’entrent pas en contradiction avec la réouverture des salles, selon lui.
« On n’est pas obligé de choisir entre une réouverture des établissements culturels et leur occupation, et laisser les théâtres pour ce qu’ils sont : des lieux publics, ouverts à la réflexion de la cité, du vivre-ensemble. Des lieux partagés. »
Le partage des lieux de culture, ciment de la démocratie ? Il semblerait. Encore faut-il qu’ils soient accessibles, et cessent d’entretenir l’entre-soi sur critères financiers… Pour Marie Coquille-Chambel, aller au théâtre sans argent est une utopie qu’il faut nourrir, et atteindre. La précarité financière des étudiants, qu’elle soit matérielle ou culturelle, doit être incluse dans une réflexion à long terme. Des mesures doivent être réfléchies, et des solutions doivent être trouvées.
Pour la jeune femme, la stabilité financière est un droit, pas une option.
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Les Commentaires
La culture, ciment de la démocratie? Ca pourrait bien.