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Rain Goddess Directed by Erika Lust Starring Heidi and Sylvan // Source : Capture d'écran YouTube du film "Rain Goddess" réalisé par Erika Lust, avec Heidi et Sylvan
Société

« Le seul moyen d’avoir de la pornographie éthique, c’est de payer » : Erika Lust, pionnière du porno féministe

Depuis son premier film porno féministe en 2004, Erika Lust a bâti un empire éthique basé à Barcelone, qui tranche avec l’industrie mainstream qui regorgeant de violences physiques et sexuelles, en plus de représentations rétrogrades. Au milieu de toute cette pornocriminalité, comment les réalisatrices de porno féministes tentent-elles d’être plus que des exceptions qui confirment la règle ? Interview avec une pionnière du genre.

L’industrie du porno mainstream regorge de représentations violemment sexistes, et souvent en prime transphobes, racistes et âgistes. Mentionnons également les dessous sales de son économie qui repose sur d’innombrables violences sexuelles sans nom (cf. les scandales concernant French Bukkake ou Jacquie et Michel pour ne citer que des exemples français récents). Si bien qu’un récent rapport du Haut Conseil à l’égalité des hommes et des femmes estime que 90 % des vidéos publiées sur les sites pornographiques contiennent des violences physiques et sexuelles. Face à toute cette pornocriminalité, l’idée d’un porno féministe peut apparaître comme une exception qui confirme la règle. Mais Madmoizelle a tout de même voulu savoir dans quelle mesure cette utopie est possible, et surtout à quel prix. On s’est rendu dans les locaux d’une pionnière du genre, Erika Lust pour qu’elle nous raconte son parcours, ses ambitions, et les contradictions de son milieu professionnel.

Interview d’Erika Lust, pionnière du porno féministe

Quel a été votre premier contact avec le porno mainstream ?

Cela a commencé à l’université. J’étudiais en sciences politiques, en études de genre, et je me suis beaucoup intéressée aux rapports de pouvoir qui s’établissent entre les hommes et les femmes. En même temps, j’étais une jeune adulte intéressée par le sexe, désireuse de me comprendre, y compris dans ma sexualité. J’ai commencé à regarder du porno, et en même temps que mon corps y réagissait d’excitation, j’avais conscience de ne pas aimer les histoires qu’ils me racontaient. Je n’aimais pas les relations entre hommes et femmes. J’avais l’impression que la plupart des films n’étaient visuellement pas intéressants du tout.

C’est ce qui vous a donné envie de créer votre propre porno féministe ?

Oui, j’ai commencé à réfléchir un peu plus à la possibilité de faire un autre type de porno avec un regard féminin. C’est-à-dire où tout ne serait pas centré sur les hommes, leur plaisir et leur expérience. Où l’on pourrait suivre les aventures d’humains, leurs sentiments, ce qui leur arrive. Nous pourrions suivre leurs désirs, leurs fantasmes, et nous pourrions les voir dans des films ayant ce que j’appelle du sexe « relatable », auquel on peut s’identifier, auquel on peut croire, avec des situations orgasmiques crédibles.

En 2004, j’ai déménagé à Barcelone et je travaillais dans le cinéma comme assistante de production sur de nombreux plateaux de tournage différents pour la publicité, le cinéma, les programmes de télévision, etc. En parallèle, j’étudiais aussi le cinéma et j’ai eu cette idée d’essayer de faire un type de film porno différent : avec mes valeurs, de mon point de vue, mon female gaze. Comme je devais réaliser un court métrage pour valider mon année, j’ai commencé à travailler le scénario de ce qui allait devenir mon premier film : The Good Girl. Cela partait d’un scénario cliché de porno (un livreur de pizza qui sonne chez une cliente et celle-ci n’a pas d’argent pour payer) mais dont on renversait la perspective, pour adopter celle de l’héroïne, son fantasme, ses sentiments, ses sensations. Je voulais voir si j’étais capable de réaliser un film érotique, explicite, excitant. C’était comme une expérience pour voir s’il était possible de faire du porno d’un point de vue féminin.

Comment êtes-vous passée de ce premier film à une véritable entreprise de porno féministe éthique ?

Une fois ce film réalisé, j’ai commencé à le montrer à mes ami·e·s, puis à d’autres étudiant·e·s en cinéma. Non seulement cela excitait les gens, mais en plus, cela les interrogeait dans leurs désirs, et dans ce qu’iels pouvaient trouver excitant dans le porno traditionnel. On me disait : « Oh mon dieu, Erika, je n’avais pas compris ce que tu voulais dire avant, mais maintenant, je vois ! » J’ai aussi envoyé ce film dans des festivals de cinéma, et il a commencé à gagner des prix. J’ai également lancé mon blog, erikalust.com, où j’écrivais sur le porno, ma sexualité, le féminisme, le cinéma. Et dès que j’y ai téléchargé mon premier film, et il a été visionné des millions de fois en quelques semaines. Je recevais des commentaires du style : « Erika, j’ai adoré votre film. Quand allez-vous en faire d’autres ? S’il vous plait, faites-en  ! » Et c’est vraiment à partir de là que j’ai commencé à penser qu’il y avait une vraie opportunité là-dedans. Peut-être qu’il y a une place sur ce marché pour ce que je cherchais moi-même. Et vingt ans plus tard, voilà que je continue de faire ça.

« Quand j’ai commencé il y a vingt ans, la plupart du porno produit ailleurs était du point de vue masculin, réalisé par des hommes pour des hommes, avec des femmes objectifiées selon une perspective complètement phallocentrée. »

Erika Lust

En quelques chiffres, à quoi ressemble l’entreprise Erika Lust aujourd’hui ?

Nous sommes près de 50 personnes travaillant dans nos locaux de Barcelone, plus plein d’indépendant·e·s dans le monde entier, et j’ai réalisé entre 350 et 500 films. Beaucoup d’entre eux sont des courts métrages. Aujourd’hui, nous comptons environ 70 000 abonné·e·s sur nos sites : environ 60 % d’hommes et 40 % de femmes, ce qui est un nombre très élevé de femmes en ce qui concerne des films pour adultes ! Mais ce qui étonne le plus des gens, c’est ce pourcentage d’hommes.

https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=k0iYE98LV5g

Que permet une pornographie féministe, que ne fait pas l’industrie de films pour adultes traditionelle ?

Je pense que c’est proposer la vision d’un autre type de pornographie. Clairement, quand j’ai commencé il y a vingt ans, la plupart du porno produit ailleurs était du point de vue masculin, réalisé par des hommes pour des hommes, avec des femmes objectifiées selon une perspective complètement phallocentrée. Il existait déjà quelques réalisatrices isolées qui avaient fait des films, comme Candida Royalle, qui m’a certainement inspirée au début. Mais il n’y avait pas de mouvement comme j’ai pu le voir se développer ces vingt dernières années.

Aujourd’hui, nous avons une vraie communauté de cinéastes, artistes, interprètes, performers, de petites sociétés de production et de festival de films qui sont tou·te·s impliqué·e·s dans ce genre de production pornographique indépendante, féministe et éthique. Nous grandissons petit à petit, même s’il a fallu du temps pour en arriver là.

Pensez-vous que le porno féministe peut inspirer l’industrie X mainstream ?

Nous avons clairement inspiré l’industrie du porno grand public. J’ai vu comment les grandes entreprises ont travaillé pour modifier leurs politiques afin de rendre les pratiques sexuelles plus safe accessibles aux artistes. De grands studios ont changé les normes. Ils se soucient davantage d’avoir de meilleures conditions de travail pour tout le monde dans cette industrie. En même temps, je dois dire que beaucoup dépend des consommateurs, car la pornographie éthique n’est pas seulement ce que nous faisons pour les gens qui essaient de faire la différence, c’est aussi ce que vous décidez de consommer.

Donc pour moi, la seule façon de consommer du porno de manière éthique est de payer pour votre porno, car cela coûte beaucoup d’argent de le produire de manière éthique, de le faire dans des conditions de travail sûres pour toutes les personnes impliquées. Les gens qui travaillent dans des équipes pornographiques et les performers sont de vraies personnes avec une vie. Elles doivent gagner de l’argent grâce au travail qu’elles accomplissent. Et je pense que le porno doit être mieux valorisé parce que si vous voulez qu’il soit meilleur, vous devez montrer au marché que c’est ce que vous recherchez.

« Il nous importe de montrer du plaisir accessible, auquel on peut s’identifier, en montrant notamment des femmes qui sont en charge de leur sexualité, qui ne sont pas seulement là pour plaire aux hommes. »

Erika Lust

En quoi le porno que vous produisez s’avère féministe ?

Je pense que cela a beaucoup à voir avec la représentation et la participation. La représentation, c’est la façon dont nous montrons les gens à l’écran. Il s’agit de montrer des personnes dans toute leur diversité, que ce soit physiques, mais aussi d’identités et d’expressions de genre, de dynamiques de genre, de relations de pouvoir, etc. Cela passe aussi par la façon dont les gens sont représentés à l’écran : ne pas les fétichiser, ni les objectifier d’une manière dont iels ne voudraient pas.

Cela se joue aussi derrière la caméra. Là aussi, tout est question de participation. Il s’agit d’avoir des femmes, des personnes non binaires, des membres de la communauté LGBT+, des personnes d’horizons différents, de pays différents, d’influences différentes qui se joignent à ce mouvement et commencent à montrer quel genre d’histoires ils veulent voir à l’écran. On cherche à inclure, faire participer, toute cette diversité à tous les postes clés, non seulement nous les scénaristes et réalisateurices, mais aussi les producteurices, les régisseur·e·s du maquillage et du stylisme, le département artistique, le montage, le graphisme, le son. Faire en sorte que toutes les personnes impliquées participent pleinement à la réalisation de cette vision.

Et comme nous parlons de sexe, il faut aussi s’interroger sur la façon dont on le montre, bien sûr. Dans ce qu’on peut trouver massivement en ligne du côté du porno mainstream, c’est surtout des violences systémiques contre les femmes, malheureusement. Mais aussi beaucoup de racisme, d’obsession malsaine pour des corps juvéniles évoquant l’enfance, etc. Or, quand on réfléchit à la façon de montrer le sexe, il nous importe de montrer du plaisir accessible, auquel on peut s’identifier, en montrant notamment des femmes qui sont en charge de leur sexualité, qui ne sont pas seulement là pour plaire aux hommes.

Des femmes sujets, et non des objets, des outils au service de l’éjaculation masculine. Ce sont leurs histoires à elles. Elles sont là du début à la fin, responsables de leurs désirs, capables aussi de se toucher par elles-mêmes pour se donner du plaisir. Le sexe ne se résume pas à juste quatre minutes de pénétration vaginale, et pouf, jouissance. Non, nous, on montre aussi de la stimulation clitoridienne car c’est ainsi que beaucoup de personnes atteignent l’orgasme.

https://www.youtube.com/watch?v=ixH5WVSdw-Y

Par quoi cela passe-t-il concrètement, en plateau, pour avoir des performers qui ont du sexe réaliste, éthique, en sécurité ?

Cela passe passe par beaucoup de communication entre les performers, beaucoup de parole et d’écoute. J’encourage qu’iels se disent ce qu’iels aiment et détestent, s’iels veulent que ça aille plus vite ou moins vite, racontent ce qui leur fait du bien, etc. Je veux voir et donner à voir comment le consement s’intègre dans une scène de sexe, un scénario. Mais aussi, comment parfois on peut vouloir renégocier ses limites, justement en communiquant encore plus, y compris si on est dans des jeux de pouvoir, etc.

Le grand public aurait-il des choses à apprendre du porno féministe ?

Je pense que les gens ont plein de choses à apprendre des artistes pornographiques et des communautés kinks, en matière de communication autour du sexe et du consentement.

« Le porno féministe éduque les hommes sur le consentement, sur la façon dont les autres vivent le sexe, parfois même en dehors de leur propre sexualité. »

Erika Lust

Le porno féministe ne s’adresse d’ailleurs pas qu’aux femmes et minorités de genre ?

Tout le monde est invité à savourer du porno féministe ! Plein d’hommes cisgenres hétérosexuels, qui sont très intrigués par la façon dont les femmes s’épanouissent sexuellement, feraient mieux de regarder du porno féministe pour le comprendre [plutôt que du porno mainstream].

Plein d’hommes n’ont jamais réfléchi à leur consommation de films pour adultes, et cliquent sans réfléchir sur des titres de porno mainstream comme « une jeune ado se fait détruire ». Mais quand ils tombent sur une interview de moi ou de quelqu’un d’autre qui donne à réfléchir sur cette industrie et ce qu’elle véhicule, cela les amène à s’interroger sur eux-mêmes et ils ne se reconnaissent pas, se sentent coupables. Pour ne plus sentir cette culpabilité, ils peuvent se tourner vers du porno éthique, où les interprètes ont envie d’être là et sont bien traité·e·s.

Le porno féministe change le rapport à la sexualité de beaucoup d’hommes qui regardaient autrefois que du mainstream. Cela les éduque sur le consentement, sur la façon dont les autres vivent le sexe, parfois même en dehors de leur propre sexualité. J’ai entendu tellement d’hommes hétérosexuels me raconter que regarder certains de mes films avec des scènes bisexuelles, ou même des scènes gays, leur a vraiment ouvert l’esprit sur la façon dont ils comprenaient les autres personnes en dehors de leur propre petit cercle de privilèges.

En quoi le porno est-il un enjeu politique ?

Ce n’est pas que le porno féministe qui est politique, mais bien toute l’industrie. Car il s’agit de médias. Et comme tout média, cela permet d’envoyer des idées et des messages, d’apprendre des choses aux gens. Le porno des années 1960-1970 s’est fait en réaction à une société très conservatrice. Ce sont des gens qui voulaient explorer une forme de libération sexuelle, qui voulaient montrer de l’empowerment, sortir des normes de ce qui était considéré comme moral. C’est bien plus que juste du sexe. Le porno peut être artistique, réflexif, éducatif. Tout dépend des personnes qui créent le porno, de leurs idées, leurs valeurs, leurs objectifs.

Où trouvez-vous l’inspiration pour réaliser autant de films X ? En quoi consiste votre processus créatif ?

Je trouve l’inspiration partout : dans l’art, la télévision, le cinéma et la photographie. Dans la vie en général. Mais j’ai aussi une grande communauté qui m’aide à décider quels films faire, car j’ai un site en ligne qui s’appelle xconfessions.com où les gens m’écrivent anonymement leurs histoires. Leurs fantasmes, leurs envies, des choses qu’iels veulent faire, des choses qu’iels ont faites, des choses qu’iels ne veulent dire à personne d’autre. Avec mes équipes, nous lisons toutes ces confessions anonymes, et sélectionnons celles qui nous passionnent le plus pour en tirer des courts métrages érotiques.

Et vous ne scénarisez jamais les scènes de sexe en elles-mêmes ?

Vous ne pouvez pas scénariser toute la scène de sexe parce que ce serait très compliqué et moins authentique. Cela permet aussi de rendre les choses plus éthiques dans la mesure où les performers se rencontrent en présence d’une personne coordinatrice d’intimité pour apprendre à se connaître et discuter longuement en amont de ce qu’iels veulent bien faire ou non, puis l’écrivent à tête reposée auprès de ce tiers professionnel de confiance. Comme ça, le jour-J, on peut avoir une relation sexuelle en confiance, renforcée par la présence de la coordinatrice d’intimité qui veillent à ce que tout le monde se sentent bien, etc.

En fait, pour qu’une scène de sexe se passe bien, cela commence dès le casting : quand nous rencontrons un profil intéressant, nous demandons s’il connaît déjà des performers qu’il aime bien et/ou avec qui il aimerait tourner. Puis nous essayons de les mettre en scène ensemble en fonction de ce qu’iels aiment. Donc on planifie tout autour de la scène de sexe pour que tout se passe au mieux, et mais on ne scénarise pas le sexe en lui-même pour que chacun·e puisse agir en fonction de ses désirs et limites à l’instant-T, en présence de la coordinatrice d’intimité qui veille à ce que le consentement soit respecté. On planifie en expliquant bien aux performers où est la meilleure lumière, la moins bonne, la caméra à privilégier, etc, puis on laisse le sexe se faire, pour filmer du réel.

Je veux donner à voir un genre d’intimité, une véritable expérience sensorielle du sexe. Moi, en tant que spectatrice, quand je regarde une scène de sexe, je veux qu’elle paraisse réelle. Je veux ressentir la connexion, je veux voir des gens faire l’amour, pas une performance porno qui peut vite sembler fausse. Et dans la vraie vie, on est beaucoup plus proche que ne le montre le porno mainstream. Parce que pour ce dernier, les performers jouent presque loin les un·e·s des autres afin que la caméra ait la place de s’immiscer entre les corps pour filmer des plans rapprochés génitaux.

Pourquoi le rôle de coordinateurice d’intimité est-il si crucial dans le porno et l’audiovisuel en général ?

Avoir un·e coordinateurice d’intimité, c’est une partie essentielle d’un tournage. Je pense que c’est un tiers de confiance là pour faire le lien entre les artistes et les réalisateurice. C’est un moyen de prendre soin de tout le monde et de rendre le tournage aussi sûr que possible. C’est quelqu’un·e qui peut vous aider à répondre à toutes vos nécessités, qui peut vous aider à communiquer en détail avec votre collègue. Quelqu’un·e qui s’y connaît en sexe, qui sait tout sur les processus de tests d’IST, qui veille à ce que vous ayez des pauses au bon moment, une douche, etc. Cela devient même la main droite de la réalisatrice car pendant que vous êtes occupée à regarder si les angles sont bons et tous les autres aspects techniques comme la lumière, elle peut se concentrer sur le bien-être des performers.

« C’est essentiel de créer une ambiance dans laquelle mon équipe ressent la confiance, où elle sent qu’il s’agit d’un effort d’équipe. »

Erika Lust

Vos équipes sont d’ailleurs presque exclusivement féminines. Qu’est-ce que ça change sur un plateau de tournage de film X ?

Je pense qu’un set rempli de femmes dégage une certaine énergie. Mes interprètes féminines se sentent très protégées d’une manière ou d’une autre par cet esprit de sororité. En tant que femmes, nous savons très bien travailler ensemble, nous écouter les unes les autres, s’entre-aider et se demander conseil. Je connais bien ce secteur pour y avoir travaillé, pas que dans le porno, et je sais que ça peut être très compliqué avec certains réalisateurs masculins. Il existe une hiérarchie assez dure et de nombreuses femmes ont le sentiment qu’elles ont du mal à s’exprimer et à dire ce qu’elles pensent vraiment. Donc pour moi, il est essentiel de créer une ambiance dans laquelle mon équipe ressent la confiance, où elle sent qu’il s’agit d’un effort d’équipe. Nous faisons cela ensemble, nous nous écoutons tous et nous voulons la même chose. En vingt ans de carrière, je n’ai pas vu beaucoup de changement du côté des postes techniques : les cadreurs, ingénieurs du son, électriciens, et autres gaffers sont encore surtout des hommes. J’ai donc construit un réseau de femmes qui font ces métiers, et je suis très fière de pouvoir constituer des équipes de tournage composée à plus de 90 % de femmes.

#MeToo a-t-il changé le porno ?

#MeToo a changé beaucoup de choses dans la société en général. Cela nous a définitivement mis en lumière de nombreux problèmes qui se produisaient. Les gens ont commencé à comprendre l’impact d’avoir des conversations difficiles, de parler des limites, de consentement, de travailler réellement pour un espace et des relations sexuelles plus sûres. Grâce à #MeToo, le travail des coordinateurs d’intimité a été définitivement intégré sur la plupart des plateaux. Mais c’est surtout la croissance de l’industrie du porno indépendante qui a changé celle mainstream. Avec des nouvelles plateformes où les artistes peuvent vendre directement leur contenu aux consommateurices [comme OnlyFans et JustForFans], les performers ont acquis du pouvoir dans cette industrie, les rendant moins dépendant·e·s des grandes sociétés de production, équilibrant relativement les rapports de force. Cela leur a donné du pouvoir, et donc plus de place pour s’exprimer et exiger qu’on respecte mieux leurs droits.

La pandémie a contribué à relativement démocratiser ce type de plateforme où les créateurices de contenus pour adultes peuvent directement interagir avec leurs fans les plus fidèles. Mais c’est à double-tranchant, car ces plateformes menacent parfois d’interdire ce type de contenus. Par ailleurs, les réseaux sociaux traditionnels aussi censurent et bannissent régulièrement les contenus adulte. C’est pourquoi, au milieu de toutes ces incertitudes, les performers préfèrent multiplier les sources de revenus afin de ne pas dépendre que d’une seule : en travaillant pour l’industrie mainstream, celle indépendante, ainsi que des plateformes payantes pour fans, tout en restant actives sur les réseaux sociaux traditionnels.

Pensez-vous que le porno féministe et éthique peut avoir un rôle positif à jouer en matière d’éducation affective et sexuelle ?

La société nous a laissé tomber. Elle ne nous donne pas l’éducation sexuelle que nous méritons et que nous devrions avoir. Nous sommes des êtres humains. Nous sommes extrêmement intéressés par le sexe, par notre corps, par le plaisir. Nous voulons en savoir plus, c’est normal. Alors que faire si personne ne nous en parle ? Nous allons sur Internet. Je pense que nous ne devrions pas faire ressentir de la honte aux jeunes qui recherchent des informations sur le sexe, voire du porno, en ligne. Je pense que nous devrions les aider à être capables de réfléchir de manière critique à ce qu’iels voient, les aider à comprendre la différence entre la fiction et la réalité, entre la vraie sexualité et le cinéma. Je pense qu’on devrait les encourager à s’informer sur la sexualité et à ne pas croire ce qu’iels peuvent voir sur les tubes de porno en ligne.

En tant que parent, je pense qu’il est extrêmement important de parler à vos enfants, de ne pas cacher le fait que le porno et le sexe existent, mais plutôt les préparer au monde. Lorsque mes enfants sortent dans le monde réel, je dois leur parler des risques et des différentes situations qu’iels rencontreront. Je veux qu’iels en soient conscient·e·s. Je veux qu’iels aient des stratégies en place. Je veux qu’iels soient capables de se débrouiller seul·e·s dans le monde réel, et je veux la même chose pour la vie en ligne. J’ai donc créé un projet appelé The Porn Conversation. Nous y discutons directement avec les parents et les profs de la manière dont vous pouvez parler à vos adolescent·e·s, en particulier sur le sexe et le porno.

Pourquoi avez-vous décidé de développer Erika Lust à Barcelone plutôt qu’ailleurs ?

Il existe différents types de villes dans le monde où le porno est en plein essor, avec beaucoup de monde qui y travaillent, comme Berlin, Budapest, Prague, Los Angeles, ou encore Barcelone. Venant de Suède, la première fois que je suis venue à Barcelone, je suis tout de suite tombée amoureuse de la ville. J’ai appris la langue. J’ai trouvé une communauté internationale d’ami·e·s. Barcelone est une ville très inspirante où l’on a le droit d’être un peu libéral·e et libre. Et je pense que ce sont des éléments que recherchent les gens qui se lancent dans le porno. La même chose se produit évidemment à Berlin. Ce sont généralement aussi des endroits où vous pouvez trouver des communautés LGBTQI+ fières. Ces villes fourmillent de personnes créatives, dans l’art, la mode, le design ou le cinéma. Barcelone fait partie de ces lieux avec une âme forte, toujours source d’énergie et d’inspiration.

Quelle est la prochaine étape pour l’Erika Lust Universe ?

En vingt ans, plein de projets ont vu le jour. J’ai commencé par une boutique en ligne où je vendais mes DVD, maintenant on a plutôt des plateformes de streaming, pour différents projets et services en ligne : lustcinema.com (des films et séries pornographiques), xconfessions.com (des courts métrages pornographiques basés sur des confessions anonymes) et elsecinema.com (des films érotiques). Mais comme cela rendait les gens un peu confus que les choses soient réparties sur trois sites différents, on a décidé de tout réunir sur erikalust.com.


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21 février 2024 à 20h02
Griffith
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