Cet article analyse Le Règne Animal et contient de très légers spoilers du film, et c’est encore une bonne raison d’aller le voir.
C’est LE favori aux César avec pas moins de douze nominations. L’occasion parfaite de (re)voir Le Règne animal.
Disons-le d’emblée : on ne peut pas imaginer Le Règne Animal avant de l’avoir vu. Imprévisible, le film échappe à toutes les étiquettes. Il glisse d’un genre, d’une émotion, d’un thème à l’autre au point de nous aspirer dans un tourbillon d’étrangeté plus que bienvenue.
Drôle, mais pince-sans-rire, tragique, mais émancipateur, fantastique mais réaliste, intime mais politique, Le Règne Animal est un film détonnant qui raconte à sa manière l’échec du paternalisme dans la famille et la Nature.
Le règne animal, de quoi ça parle ?
Dans le monde du Règne Animal, les humains mutent en des êtres étranges, à mi-chemin entre l’Homme et l’animal… Jusqu’à leur inexorable transformation complète.
La femme de François (Romain Duris) est touchée par ce phénomène mystérieux et disparaît. Il fera tout pour la retrouver et la sauver, épaulé par leur fils de 16 ans, Émile (Paul Kircher), tandis que la région se peuple de créatures d’un nouveau genre…
Un film mutant
Paradoxalement, Le Règne Animal est aussi réaliste que fantastique. Ce parti pris esthétique et narratif étrange pourrait être résumé par la première scène du film. Dans une voiture coincée par les bouchons, on assiste à une dispute des plus banales entre un père qui reproche à son fils de manger des chips bourrées d’additifs (alors que lui-même tire frénétiquement sur sa clope.) Leur chamaillerie est soudainement interrompue par le fracas d’un homme-oiseau qui hurle, se débat pour échapper aux ambulanciers, cassant tout sur son passage.
Oubliez ces films dans lesquels les créatures sont filmées de loin, de dos ou dans l’ombre : savante rencontre entre art du numérique et de la bricole faite main, les effets spéciaux du Règne Animal sont impressionnants, magnifiques et fiers de l’être. Thomas Cailley laisse le spectateur en profiter, notamment lors de longs gros plans hypnotiques et bouleversants sur le visage souvent tout cabossé de ces créatures en mutation.
Le Règne Animal est-il un film post-apocalyptique ? Oui, mais non. Le monde imaginé par Thomas Cailley n’est pas en proie à la panique générale. Il ne met pas en scène des Hommes qui se mettent à courir ou tirer dans tous les sens après avoir découvert que la Terre est envahie de monstres façon blockbuster américain.
Le réalisateur fait l’effort d’imaginer le monde d’après ; celui où on l’on apprend à vivre avec un phénomène étrange, mais auquel on a un peu fini par s’habituer.
Le monde d’après : après le virus, après l’Humanité, après le patriarcat
S’il peut d’abord apparaitre comme un renoncement à la dimension spectaculaire du film fantastique, ce choix est passionnant. Il fait du Règne Animal un film qui ne fait pas de concession entre la richesse du divertissement d’un film de genre et la portée émotionnelle d’un drame. En fait, Le Règne Animal est aussi hybride que les Hommes-Animaux qu’il met en scène.
C’est à dessein que l’on a utilisé plus haut l’expression monde d’après, très employée pour parler de l’après covid. Le monde d’après, c’est aussi celui où l’on ne peut plus faire semblant d’être étonné quand les institutions, les normes sociales et les rapports de pouvoir perdent absolument tout leur sens une fois balayées par un virus (la covid), une catastrophe climatique (la nôtre) ou une épidémie d’animalisation (dans le film de Cailley). « Encore un confinement et je me suicide » dira même l’une des copines de classes d’Émile à propos des mesures en vigueur contre l’épidémie de mutations.
Regarder le monstre
À ce titre, il n’est pas anodin que Thomas Cailley ait choisi de centrer son récit autour d’un père et son fils. La mère, transformée en animal depuis des mois puis portée disparue, est écartée du récit dès le début du film. En réalité, Le Règne Animal est beaucoup plus précis qu’une réflexion sur les rapports entre l’Humain et l’Animal : il confronte surtout les limites de la masculinité face à la Nature.
François est obsédé par l’idée de retrouver sa femme. Pour cela, il redouble d’autorité avec son fils, qui voit sa vie bouleversée par les choix de son père (il déménage dans le Sud et va dans un nouveau lycée). La plupart de leurs discussions se résument au fait que François lui demande de rester disponible pour continuer les recherches dans la région.
Mais n’est-ce pas peine perdue ? Et si, même s’ils la retrouvaient, sa femme était déjà partie ? « Je ne sais pas si j’ai plus peur de ne pas la retrouver ou de la retrouver », confie François dans l’un des rares moments du film où il n’est pas en train de s’activer. La quête de ce personnage qui ne cesse de parler en citant le poète René Char, en répétant toujours les deux mêmes phrases, de donner des ordres et de courir vers nulle part est si frénétique et obsessionnelle, qu’on comprend vite qu’elle cache une profonde perte de sens.
Car, en réalité, l’ère des créatures remet profondément en question l’ordre patriarcal du monde. François est bien peu de choses face à une femme, un fils, un monde en mutation vers un état animal, qui échappe précisément aux normes de sociabilisation, c’est-à-dire aussi de domination.
Le film, dans sa forme même, évince presque le personnage de Romain Duris, dont on réalise qu’il est de moins en moins présent à l’écran au fil des scènes. Celui qui intéresse vraiment le réalisateur, c’est son fils. Au début du film, Émile a tout de l’ado timide, aux cheveux qui lui tombent sur les yeux. À ce moment, on est loin d’imaginer la place qu’il prendra dans le film (d’autant que le jeune Paul Kircher signe l’un de ses premiers rôles au cinéma, face au monument qu’est Romain Duris).
Pourtant, les questions les plus passionnantes, c’est bien Émile qui les cristallise et surtout, les vit. Comment cet enfant en train de muter (en homme adulte, mais pas que) va-t-il grandir, alors même qu’il est contraint par un phénomène étrange qui prend possession de son corps et son esprit ? Et si, cet état, qui a d’abord tout de monstrueux, était en fait profondément émancipateur ?
Tout comme il verse sans concession dans le fantastique, filme et regarde ses créatures droit dans les yeux, Le Règne Animal pose sincèrement la question écologique et toutes ses implications sociales, politiques et émotionnelles de la meilleure façon qui soit : avec imagination, remise en question et humilité.
Et en plus, il a la plus belle fin qu’on ait vue depuis longtemps au cinéma.
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
Les Commentaires
Il n'y a pas encore de commentaire sur cet article.