Beaucoup de films, de séries, et de médias abordent souvent les enjeux de santé mentale avec sensationnalisme et/ou voyeurisme. Le podcast Les Maux Bleus rectifie justement la donne avec une approche plus respectueuse, sensible, bienveillante, nourrie par l’expertise de spécialistes de la question, en plus de témoignages exhaustifs de personnes concernées.
En résultent des épisodes parfois difficiles mais toujours d’utilité publique, qui contribuent à déstigmatiser les troubles psychiques. Pour comprendre comment est né ce podcast et ce qu’il raconte de la vision que se fait le grand public des enjeux de santé mentale, ainsi que des moyens de prises en charge et difficultés qui existent vraiment, on a donc posé quelques questions à son co-fondateur, le Dr. Mickael Worms-Ehrminger.
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Interview du co-fondateur du podcast Les Maux Bleus, Mickael Worms-Ehrminger
Madmoizelle. Est-ce que tu veux bien te présenter ?
Mickael Worms-Ehrminger. Je m’appelle Mickaël, j’ai 31 ans et je suis docteur en santé publique et recherche clinique. Je suis actuellement chercheur dans le domaine des addictions et président de l’association Place des Sciences, avec laquelle nous produisons le podcast Les Maux Bleus.
Comment et pourquoi as-tu eu l’idée de lancer ce podcast ?
Plusieurs raisons expliquent la démarche de ce podcast. Premièrement, étant personnellement concerné par plusieurs troubles psychiques chroniques depuis mon enfance, avec un handicap assez important qui y est associé, je m’intéresse depuis toujours à ces sujets, par curiosité personnelle et pour en savoir plus sur moi-même. C’est naturellement que j’ai fait un parcours universitaire dans ce domaine, en commençant par de la neuropsychologie, puis des sciences cognitives et neurosciences, et en finissant sur de la santé publique dans un service de psychiatrie.
Pendant mon parcours, j’ai enseigné les neurosciences à des lycéens dans un programme de médiation scientifique pour l’égalité des chances (TalENS, à l’Ecole normale supérieure), et j’ai beaucoup aimé cette expérience de transmission et d’apprentissage mutuel. N’ayant pas pu enseigner pendant ma thèse, la crise sanitaire étant passée par là, ce côté de transmission me manquait et j’ai réfléchi à comment je pourrais m’y remettre pour apporter quelque chose – tout en me faisant plaisir – à ce domaine qui me passionne depuis toujours.
C’est comme ça qu’au fil des discussions avec mon compagnon, Alexis qui est en charge de la direction artistique, nous avons eu l’idée de ce podcast pour expliquer la santé mentale et la maladie psychiatrique à travers des témoignages et des interventions professionnelles.
Quelles sont les principales différences entre Les Maux Bleus et d’autres podcasts existant sur la santé mentale ?
À ce jour encore, il n’existe pas beaucoup de podcasts francophones qui traitent de santé mentale. Il y a nos amis des Garde-fous qui sont là depuis quelques années, qui publient aussi des témoignages sur la santé mentale, mais pas seulement : leur credo, c’est comme leur nom l’indique, de parler de ce qu’on appelle la « folie » avec tous les sens qu’on lui rattache. Donc c’est plus large que les troubles psychiques, ça peut être des aventures un peu « folles ». Ils ont cela dit accompagné pas mal de mes soirées de 2020 ! Spleen était très bien aussi mais n’a fait que quelques épisodes.
Avec Alexis, et notre illustratrice Manon, nous avons voulu rendre la santé mentale agréable à écouter. C’est un sujet qui peut être lourd, et l’aborder sur un ton professoral n’attirera pas les personnes qui n’y sont pas sensibilisées au départ. C’est pour ça qu’on a choisi de faire majoritairement du témoignage, en leur rendant hommage avec une illustration et une musique spécialement conçues pour eux. On offre également une retranscription pour les personnes sourdes et malentendantes (ou qui préfèrent juste lire) et des ressources supplémentaires sur notre site web. L’approche est résolument positive : on veut casser l’image très négative qui colle à la santé mentale. Le grand public entend toujours parler de crimes, de violence, jamais de rétablissement et de personnes qui vivent simplement avec leur trouble en menant une vie épanouissante.
Je dirais que ce sont là les principales différences avec l’existant : l’approche tournée vers le rétablissement, la volonté de déstigmatiser en parlant de choses positives sans pour autant éluder les difficultés, et l’alliance du fond (dont je m’occupe) et de la forme (dont Alexis et Manon s’occupent), mais également de l’accessibilité (dont Unt’ Margaria, qui s’occupe des retranscriptions, a la charge). Nous travaillons aussi beaucoup en réseau avec de nombreux professionnels de santé, des établissements de soins, des associations de patients, etc. Cela fait aussi notre force parce que le projet est intégralement co-construit avec des personnes du domaine.
Raconter la santé mentale avec expertise et sensibilité
En quoi le format de podcast te semble particulièrement pertinent pour sensibiliser et éduquer sur les troubles mentaux, mais aussi contribuer à les destigmatiser ?
Le podcast représente un moyen formidable pour parler de ces sujets. Tout d’abord, les personnes écoutent généralement des podcasts dans leur lit avant de s’endormir, ou en faisant un peu de sport, en tout cas, dans une situation où on a leur pleine attention. En général, on écoute des podcasts avec des écouteurs, cela coupe la personne du monde extérieur et la focalise sur ce qu’elle est en train d’écouter.
Avec la tonalité qu’on a adoptée pour Les Maux Bleus, à savoir une parole bienveillante, posée, une atmosphère musicale travaillée et pas trop présente, ça permet aux personnes d’entendre des témoignages qui vont parler de suicide, de dépression, d’anorexie, tout en étant dans des conditions confortables et propices à l’écoute. Nos épisodes sont longs, ils peuvent durer plus d’une heure, le podcast s’écoute aussi très bien en plusieurs fois sans problème. C’est un format passe-partout : téléphone, tablette, ordinateur, enceinte connectée, les plateformes d’écoute sont accessibles à tout temps et en tout lieu, dans le monde entier.
Grâce à ces différents éléments positifs inhérents au format podcast, on a réussi à intéresser des personnes qui n’étaient a priori pas forcément concernées par les troubles psychiques. Par curiosité, pour la belle illustration par exemple, ou après avoir entendu un extrait de la musique, les personnes vont venir découvrir un épisode, sur un sujet dont ils ont probablement déjà entendu parler dans leur quotidien (dépression, anxiété, troubles des conduites alimentaires, schizophrénie, …) mais sans vraiment approfondir. Au fil de l’épisode ils vont apprendre à mieux connaître ces troubles à travers le témoignage de notre invité-e. Il y a cette relation très intime qui se crée entre la personne qui écoute et celle qui s’exprime.
Outre les témoignages, ton podcast fait la part belle à des personnes professionnellement expertes : pourquoi est-ce important, surtout à l’heure où des comptes Instagram de vulgarisation en santé mentale et des TikTok d’autodiagnostic se multiplient ?
En effet, si on a environ 75% de témoignages, on fait également intervenir des professionnels de la santé mentale : psychiatre et psychologues. Pour une raison simple, qui est que la santé mentale en France aujourd’hui demeure un labyrinthe obscur : on ne connaît pas bien les troubles, on ne sait pas qui consulter, on ne sait pas où trouver des ressources sérieuses, etc.
Les professionnels peuvent ainsi apporter leur regard plus « institutionnel » sur la santé mentale pour démêler le vrai du faux et aider les personnes qui nous écoutent à mieux comprendre certains débats qui peuvent avoir lieu dans le champ de la psychiatrie (par exemple entre les psychanalystes et les cognitivistes) mais aussi le parcours de soins.
Ils abordent aussi des sujets plus transverses comme la maladie mentale dans la culture pop et les nouvelles addictions (Jean-Victor Blanc), ou les nouvelles approches qui se développent pour la prise en charge en psychiatrie, comme la réhabilitation psychosociale qui est au service des projets de la personne malade et pas orientée exclusivement vers l’atténuation des symptômes (Nicolas Rainteau, David Masson).
Ton podcast participe également à partager au grand public l’importance de la recherche en santé mentale : as-tu l’impression que c’est le parent pauvre en médecine et en sciences sociales actuellement ?
La santé mentale a, en France, une place extrêmement limitée dans la recherche biomédicale. On sait que 20% de la population souffrira un jour d’un trouble de santé mentale. Pourtant, on n’y est que très peu sensibilisé à l’école, en entreprise, au quotidien. Ce dénuement concerne aussi le financement de la recherche : seul 2% du budget de la recherche biomédicale est alloué à la santé mentale. En valeurs absolues, on dépense 20 millions d’euros par an en France pour la recherche sur les maladies mentales (30 centimes par habitant) alors qu’on est à 4 milliards aux Etats-Unis (200x plus !). Il est important que la France reprenne sa place parmi les leaders de la recherche dans ce domaine.
Mais cela vaut aussi pour la prise en charge : les psychologues ne sont toujours pas pris en charge pour le plus grand nombre (le dispositif Mon Psy est extrêmement insuffisant et insatisfaisant pour toutes les parties), les psychiatres sont très peu nombreux et mal répartis sur le territoire, la question des dépassements d’honoraires délirants se pose aussi pour l’accessibilité financière, les services publics de santé mentale sont surchargés et souvent délabrés.
Tout cela peut conduire à des situations dramatiques, telles que des suicides ou des soins vécus comme violents et maltraitants, notamment par manque de moyens hospitaliers.
Nous accusons aussi un retard important sur la place de la liberté fondamentale des personnes en psychiatrie, nous avons encore très souvent recours à la privation de liberté pour pallier le dénuement des services de prise en charge. Tout reste à faire, mais on semble être sur une voie positive.
Quel a été l’épisode le plus difficile à enregistrer pour toi et pourquoi ?
L’épisode le plus difficile à tourner était le tout premier. Premièrement, parce que c’était la première fois que je réalisais un entretien de ce type, mais aussi, parce qu’il traitait d’anorexie, un trouble dont j’ai souffert pendant de nombreuses années, et dont je suis aujourd’hui rétabli. J’entendais dans la voix de Coralie des paroles que j’aurais pu prononcer mot pour mot. C’était très troublant, d’autant plus que l’enregistrement a eu lieu dans une période très compliquée pour moi sur ce plan et qui allait déboucher sur une crise suicidaire 3 semaines plus tard.
Quel a été l’épisode qui a provoqué le plus de retours dans ton audience ? Pourquoi à ton avis ?
Comme notre audience est hybride, on est écoutés par des professionnels, des personnes malades et leurs proches, mais aussi par des curieux, chaque groupe a son épisode qui lui parle le plus.
Chez les professionnels, c’est celui d’Anne Révah, pédopsychiatre qui a souhaité briser le tabou de la maladie mentale chez les soignants en révélant avoir souffert d’une mélancolie délirante prise en charge par électrochocs.
Chez les curieux, ce sont les épisodes sur la dépression et sur les troubles anxieux qui ont eu le plus de succès : ce sont des thématiques qui nous concernent toutes et tous à un moment, et on a besoin de se sentir moins seul durant ces périodes, on cherche à entendre d’autres personnes en parler.
Chez les personnes malades et leurs proches, ce sont en général l’épisode qui traite de leur trouble.
Je pense que nous apportons des choses différentes aux groupes qui nous écoutent et qui y cherchent sans doute justement des éléments de nature différente.
Quelle est la question qu’on ne te pose pas assez à propos de ton podcast et/ou de la santé mentale ?
Il y en a une qu’on me pose trop, en tout cas, c’est de savoir si je gagne de l’argent avec le podcast ! Eh bien, non. Ce podcast est une initiative bénévole, réalisée avec notre association qui est reconnue d’intérêt général. Nous souhaitons le rendre disponible à toutes et tous sans barrière financière ni nuisance que pourraient provoquer des publicités.
Pour ce qui est de la question qu’on ne me pose pas assez à mon goût, c’est celle de savoir comment on vit la maladie psychique. Quand un proche nous dit qu’il a un cancer, on va lui demander comment il se sent, comment ça se passe. Quand quelqu’un souffre d’anorexie ou de dépression, peu de personnes vont avoir cette initiative, on se contente de dire que ça va aller mieux, qu’il faut faire des efforts.
Le ressenti et le vécu sont des choses auxquelles on ne s’intéresse pas assez, on perd cette humanité quand on parle de maladies mentales. C’est regrettable, et c’est aussi pour ça qu’on a voulu donner la parole de manière exhaustive aux personnes qui traversent des difficultés psychiques, afin qu’elles nous disent, pour elles-mêmes, enfin, comment elles se sentent et le vivent.
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Crédit photo de Une : © Les Maux Bleus.
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