Le jardin aveugle, ou Scented Gardens for the Blind pour retrouver la beauté du titre original, est un roman à trois voix. Si l’on exclut un instant le dernier chapitre qui est quelque peu particulier, on peut répartir les trois autres d’une façon très simple : comme un cycle toujours régulier, la focalisation de chacun d’eux change entre les trois membres d’une famille un peu particulière. Tout d’abord, premier chapitre, le roman s’ouvre sur une narration à la première personne, d’une femme dont la fille ne parle plus et que le mari a laissée pour étudier la généalogie d’une famille presque choisie au hasard. Cette femme, Vera, est en proie à une culpabilité dont, justement à cause la narration à la première personne, on ne sait que peu de choses en tant qu’elle n’est jamais explicitée, en raison de cette volonté qu’a le personnage de la rejeter. Vera ne fait rien, écrit et surtout désespère de voir sa fille parler de nouveau un jour.
Après chaque chapitre où la focalisation est faite sur Vera, on passe à un autre où la narration est cette fois-ci faite à la troisième personne et concerne la fille de Vera, Erlene. Erlene est justement cette jeune fille qui ne parle plus, chose qui peut sembler étonnante à première vue, notamment lorsqu’on observe les choses du point de vue de sa mère, et qui pourtant prend tout son sens lorsque les chapitres qui la concernent nous révèlent la réalité de ses sentiments. Erlene ne discute qu’avec Oncle Scarabée qu’elle observe sur le rebord de sa fenêtre et parle avec lui du monde, de la mort, du pourquoi de son silence.
Pour fermer le cycle enfin viennent les chapitres qui, narrés à la troisième personne eux aussi, se focalisent sur Edward, père d’Erlene et mari de Vera, qui les a quittées toutes les deux pour vivre à Londres, se vouant corps et âme à ses recherches sur la famille Strang. De nouveau, cette vision autre permet de découvrir ce que les deux premières visions des choses ne permettent pas de comprendre, offre grâce à cette autre focalisation de nouvelles perspectives.
Grâce à ce schéma toujours répété au fil des quinze chapitres, Le jardin aveugle est original en ce sens qu’il n’est pas univoque et, de la sorte, ne se limite pas à une interprétation des choses. Certes à la différence des deux autres personnages, celui de Vera semble plus proche en ce sens que la narration des chapitres qui le concerne est faite à la première personne, mais cela n’est aucunement anodin puisque le seizième chapitre, dénouement fort surprenant est surtout très réussi en ce sens que tout ce qui précède, et donc ce schéma particulier, semble n’être que la suite inévitable des ce qui a précédé, alors même qu’on s’attend à tout sauf à un tel retournement de situation. C’est là tout le talent de Janet Frame, finalement : nous faire croire, presque, que chaque vision ouvrait de nouvelles perspectives, que chacun révélait ses sentiments sous un angle ignoré des autres ; pour finalement annuler tout cela, d’une certaine façon, avec ce dernier chapitre.
La vie quelque peu difficile de cette écrivain née en Nouvelle-Zélande en 1924, qu’on connaît grâce aux trois tomes de son autobiographie (Ma terre, mon île, Un été à Willowglen et Le Messager) portés à l’écran par Jane Campion dans le film An Angel at my Table, se ressent à travers son écriture, très dense et surtout sombre. Les personnages, notamment féminins, ont en eux quoiqu’il arrive cette souffrance qui met presque mal à l’aise, toujours très bien traduite par les images de Janet Frame, que se soit la culpabilité froide de Vera ou la sensibilité presque résignée d’Erlene.
Les pages de Janet Frame sont denses, ses phrases sont toujours assez longues et regorgent d’images et de mots toujours très originaux en ce sens qu’elle met côte à côte des termes pour traduire le plus parfaitement possible les sentiments, ce qui produit parfois des choses étonnantes, mais d’une grande beauté. Car en chaque chose, même la plus anodine, reposent tous les sentiments et les émotions des personnages. Même dans les chapitres où la narration n’est pas faite à la première personne, on ressent tout de chacun d’eux en ce sens que chaque description d’un geste, d’une pensée, porte en elle tout ce qui caractérise le personnage et est traduite grâce à des images d’une beauté incroyable.
Scented Gardens for the Blind. "Cela fait bien longtemps que je ne l’ai vu. Je n’aime pas avouer que son image – la peau mate, la chevelure brillante, les lunettes à monture sombre – s’est brouillée et estompée au point que j’éprouve des difficultés à croire en sa réalité – ou devrais-je dire en ma réalité." (p.70) "Elle avait enduit son visage de crème et sa peau luisait, telle la peau d’une créature qui vient juste d’émerger de la mer ; ou peut-être avait-elle pris au sens littéral du terme les mots inscrits sur le flacon de crème – Vanishing – et se l’était-elle appliquée comme un prélude à l’invisibilité. / Peut-être est-ce ma mère, songea Erlene." (p.88)
Le Jardin aveugle, de Janet Frame ; éditions Joëlle Losfeld. Disponible en poche chez Rivages poche, bibliothèque étrangère.
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