Le personnage principal et narrateur de ce roman est moche. Suffisamment moche pour que ce physique plus qu’ingrat soit la motivation de l’attitude qu’il adopte face à sa vie, sexuelle principalement, de même que la motivation de son récit. Car ce personnage qui raconte sa propre histoire cède aux artifices de la narration en se faisant lui-même le narrateur du récit, récit qu’il proclame ouvertement comme tel au lieu de se cacher derrière les subtilités chronologiques de la narration en première personne.
Le narrateur de Le goût des femmes laides fait donc le récit de sa vie amoureuse, "à tout le moins sexuel[le]" comme il l’explique lui-même se bannissant d’office du monde des sentiments amoureux. Il fait ce récit en revenant parfois sur ce qu’il a déjà dit, en annonçant même à la fin du roman, ce qui achève de fermer la boucle constituée par la trame du récit, pourquoi il le rédige, d’où lui en est venue l’idée.
Ce procédé littéraire est souvent raté, accompagné de façon contradictoire d’artifices ayant l’air aujourd’hui d’être bien trop gros pour laisser au roman en question une once de souplesse. Tel n’est pas le cas de ce roman de Richard Millet car ce personnage narrateur, à l’image de l’écriture de l’écrivain, est source d’une franchise qui, dans la fiction, donne au récit une honnêteté dont tout artifice est banni. Procédé d’autant plus réussi qu’il met d’une certaine façon en abyme le roman lui-même, Richard Millet tenant le stylo de son narrateur qui aurait rêvé d’être écrivain, celui-ci racontant lui-même le déroulement de sa vie sexuelle des premiers tripotages adolescents jusqu’au désir de l’homme mûr pour des jeunes filles.
Revenons, en effet, à l’intrigue : depuis le jour où sa mère lui dit qu’il est laid, ce personnage prend conscience de son physique qui lui sera assurément handicapant dans la vie, dans sa vie avec les femmes, d’autant plus à cause de sa tendance à peine dissimulée, à partir de cette révélation, à s’en mettre volontairement à l’écart.
Evidemment demeure le désir, physique puisque l’amour n’est pas son fort, malgré lui bien sûr. Il commence donc avec des prostituées, puis des femmes laides, et termine par désirer – comme tout homme, dit-il – des adolescentes. Lorsque le narrateur fait le récit de toutes ses aventures, il est toujours très lucide, élabore différentes théories sur les relations entre moches et beaux, analyse d’un œil critique et amusant ses contemporains. Car il ne s’agit pas seulement des histoires de cul d’un homme laid, mais de l’évolution surtout qui se produit dans son rapport au monde avec le passage des années.
Et demeure au cours de toutes ces années qu’il traverse la compagnie de sa sœur, vieille fille, à qui il parle de ses relations et avec laquelle il partage un amour de la langue, d’une langue noble et belle capable seule de transformer la laideur des choses. Des choses, comme du physique de ce personnage, dépassé par ce langage, celui de Richard Millet en l’occurrence, d’une beauté saisissante et dont l’honnêteté, qu’on retrouve dans un langage parfois cru pour mieux en savourer l’extrême justesse, rejette toute pudibonderie stupide en tenant en un équilibre parfait au niveau de la délicatesse de la langue. Les phrases de Richard Millet, généralement assez longues, se déploient comme au fil de la pensée du narrateur et au rythme des images qu’elles déposent sur leur passage.
Le narrateur dit tout : les humiliations qui n’ont plus l’air d’en être, le désespoir qui coule naturellement, le désir et le sexe qui deviennent toujours prétexte à la douceur verbale, même quand l’action s’y porte peu. Et les passages les plus intimes sont étonnamment d’une tendresse et d’une poésie folles ; tandis que deux pages plus loin, un peu d’ironie fait mourir de rire.
S’il n’est pas question de se demander ce qu’a à voir Richard Millet dans cette intrigue on peut néanmoins applaudir, autant que le roman lui-même, cette sorte d’allégorie de l’écriture qu’il pointe du doigt par son existence de romancier. Car lorsqu’il met en abyme son écriture avec celle de son personnage, nous devenons, nous, lecteurs, confidents de cet écrivain raté – donc, le personnage, dont c’est là le premier récit – lui qui se cache derrière l’anonymat de la première personne.
Le goût des femmes laides, éditions Gallimard, 2005.
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Les Commentaires
HS total, mais il a été le prof de lettres de ma mère au lycée :]
(c'était prémonitoire vu son nom de famille, ahah).