Si le drag n’a rien de nouveau, l’arrivée de RuPaul’s Drag Race sur Netflix a fait exploser la cote de popularité de cet art aussi esthétique que politique. Co-fondatrice du média queer féministe Manifesto XXI et journaliste culture indépendante, Apolline Bazin, 29 ans, a observé cet intérêt grandissant depuis la France et a décidé de le documenter à travers un beau livre : Drag – un art queer qui agite le monde, publié le 8 novembre 2023 aux éditions E/P/A et Hachette Livre. En plus de raconter l’histoire du drag et ses enjeux contemporains, l’ouvrage, ponctué de sublimes photos, regorge également d’entretiens avec des drag queens, kings, queers, et autres club kids, pour donner à lire autant qu’à voir cette scène flamboyante. À Madmoizelle, Apolline Bazin raconte pourquoi le drag agite si bien son monde, mais aussi le vôtre.
Interview d’Apolline Bazin, autrice du livre Drag
Madmoizelle. Quel est ton tout premier souvenir de drag ?
Mon tout premier souvenir c’est peut-être les travestis dans le film Cabaret de Bob Fosse (1972) que j’ai vu ado, mais j’avoue qu’à l’époque j’étais plutôt fascinée par Liza Minnelli ! Mes premiers souvenirs de queens ensuite sont liés à mon arrivée à Paris et à la découverte du monde de la nuit à partir de l’automne 2016. On allait souvent à la Java avec la bande de Manifesto XXI, et il y avait la soirée House of Moda à cette époque. C’est grâce à cette soirée mythique organisée par les DJ Crame et Reno que sont nées pleins de queens, dont Enza Fragola qui est interviewée dans le livre.
Quand, comment et pourquoi as-tu commencé à t’y intéresser de façon plus approfondie, personnellement et professionnellement ?
Tout est lié à mon exploration des cultures nocturnes. J’ai appris progressivement des choses sur la culture drag en sortant en club ou bar mes premières années à Paris. J’ai rencontré des gens qui étaient passionné·es et/ou qui faisaient du drag par exemple. En 2019 il y avait déjà une vraie effervescence sur les jeunes scènes queers, et cette année-là il y a eu la traduction d’un livre écrit par le critique Simon Doonan, Drag queens, la folle histoire des vraies queens. C’est là que je me suis intéressée de manière plus approfondie aux racines de cet art. Le drag rassemble tout ce que j’aime : les problématiques liées au genre, les cultures queers, la politique, la mode, la nuit… J’ai sans doute été attirée aussi par le fait que ça permettait de trouver des ancêtres LGBT, de regarder l’Histoire autrement.
Comment est né le projet de ce livre ?
Il est né grâce à la rencontre avec mon éditrice, Camille Desjardins, il y a deux ans. En 2019, dans la continuité de mes sorties et lecture, j’avais écrit un article pour Les Inrocks et mon approche lui a plu. Son souhait était d’éditer un beau livre sur la culture drag qui raconte bien la dimension politique du sujet. J’ai commencé à réfléchir à un angle qui permette à la fois d’embarquer des néophytes et de proposer des réflexions nouvelles pour des artistes ou des fans de drag. J’adore lire, mais pas de bol il n’y a pas encore de grand essai de référence sur le drag, à part Troubles dans le genre de Judith Butler (qui n’est pas facile à lire). J’ai cherché d’autres formats et comme j’adore les TED Talks, j’ai cherché des speechs de drag queens. Je suis tombée sur plusieurs vidéos supers, dont celle de Cheddar Gorgeous intitulée « The power of drag » qui m’a donné envie de travailler sur le pouvoir. Ma problématique a donc été : en quoi le drag est un art puissant ?
Ta première partie s’intéresse au « drag before drag » : en explorant la pré-histoire du drag, qu’est-ce que tu as découvert qui t’a le plus surprise ?
Il y a tant de choses, j’ai été très émue de découvrir certaines histoires ! Dur de ne choisir qu’un élément mais mon truc préféré je crois c’est les troupes travesties à l’armée pendant la Première Guerre mondiale et les cartes postales érotiques nazies. Ça vraiment, c’est pépite de découvrir des ancêtres drag dans ces contextes pourtant si virilistes et homophobes.
Ta deuxième partie s’intéresse à la naissance du drag contemporain et prend le temps de définir plusieurs espaces et notions essentielles qui y sont liés. Qu’est-ce que le camp, les concours de beauté, la ballroom scene, et le cabaret par rapport au drag ?
Vaste question ! Déjà les concours, la ballroom et le cabaret sont des espaces ou des formats d’événement on peut dire ; le camp est une attitude culturelle bien plus large. Le camp c’est une manière d’être à la fois décalé, théâtral et cultiver un rapport au monde esthétique. Tous les homosexuels ne sont pas camp, mais il y a quand même de fortes prédispositions au camp quand on est gay, flamboyant et taquin.
Les concours de beauté sont des circuits très installés aux Etats-Unis, depuis au moins les années 60. Le documentaire The Queen (1968) montre l’organisation d’un concours organisé par la célèbre Mother Flawless Sabrina. Ce sont des événements où un drag très centré sur une forme de perfection esthétique s’exprime. C’est une version gay des concours type Miss France, un endroit de célébration d’une certaine féminité et à l’époque ça permettait à des femmes trans et des hommes gays d’exprimer leur féminité.
La ballroom est née d’un épisode de racisme au cours d’un concours de beauté : dans The Queen on peut voir la pionnière Crystal LaBeija, s’indigner de ne pas être désignée gagnante. La ballroom c’est donc un espace de célébration par et pour les LGBTQ+ noir et latino qui s’est crée à New-York puis a essaimé partout aux États-Unis et dans le monde. La ballroom a développé à la fois une culture de la compétition bien spécifique, organisée autour des balls et un système d’entraide intracommunautaire très fort (les houses). On retrouve son influence partout dans Drag Race, que ce soit par les perfs voguing ou les références au documentaire de légende Paris is burning (1991).
Le cabaret, au moins en France, c’est un art du spectacle qui repose beaucoup sur la reprise de chansons et la présentation de numéros divers (cirque, stand-up…). Les artistes qui y performent peuvent se revendiquer du drag mais beaucoup choisissent plutôt de s’appeler « travestis » ou « créatures ».
En quoi la percée de certaines drag dans la musique et le cinéma les aident aussi à se faire un nom et de l’argent, ce qui est crucial pour leur longévité et leur reconnaissance professionnelle ?
Les drags sont des artistes pluridisciplinaires, iels sont souvent à la fois make-up artist, styliste, couturier·re, comédien·ne, danseur·se… Il me semble que même si le drag connaît une grande période de popularité, il peut encore y avoir une tendance à ne pas tout à fait bien valoriser toutes ces qualités quand on parle de drag, comme le raconte Soa de Muse dans la préface du livre. Il y a un enjeu de légitimation donc c’est important que comme pour n’importe quel artiste, les queens et kings puissent déployer leurs talents, voire explorer de nouveaux territoires. C’est d’autant plus important que ça permet toujours plus d’expression et représentation LGBT dans la culture.
On ne peut pas parler de drag sans parler de RuPaul’s Drag Race : pourquoi cette émission paraît-elle si incontournable à ce sujet ?
Déjà, il n’y aurait pas une telle explosion drag dans le monde aujourd’hui sans RPDR. C’est bientôt 16 saisons, des centaines de queens qui sont passées par là et des millions de fans dans le monde. Aujourd’hui c’est un vrai empire médiatique, et la société de production World of Wonder a développé d’autres shows dérivés. Ce que j’explique dans le chapitre 2 c’est que Drag Race condense en elle-même différentes traditions (ballroom, burlesque, concours de beauté…) ça fait partie des clés du succès de l’émission. Aussi, RPDR a été fondatrice, et reste très importante, parce qu’on y voit une certaine diversité de profils de personnes LGBT. Ces dernières racontent leur vie mais surtout ont l’espace de montrer le meilleur d’elleux-mêmes. Ce n’est pas parfait, ça reste une télé-réalité où il y a une certaine dose de drama (surtout dans la version US) mais c’est une représentation positive au regard de l’invisibilité des sujets LGBT dans le paysage audiovisuel français, ou des stéréotypes véhiculés par des non concernés.
Ta troisième partie explore les engagements des drag : en quoi ont-elles toujours été des activistes finalement ?
Les queens ont toujours été activistes dans le sens où avant le mouvement de libération gay, elles créaient des espaces pour les personnes LGBT (mais le contenu des shows n’étaient pas nécessairement politisés pour autant). Aussi avant les révoltes de Stonewall en 1969, ce sont parmi les premières personnes à se rebeller contre l’oppression LGBTphobe, parce que les queens travesties et les femmes trans étaient plus visibles et donc harcelées/exposées à des violences. Il y a un vrai tournant à mesure que se développe un sentiment de fierté LGBT et que le mouvement de libération gay s’organise, là on trouve Marsha P. Jonhson, Silvia Rivera et le king Stormé DeLarverie en première ligne.
Pour moi, il y a un lien très clair entre la confiance et les qualités d’orateurices qu’on peut retirer de la pratique du drag, et la capacité à être un·e bon·ne activiste. Les premières personnes gays à se présenter à des élections aux US, comme José Sarria, étaient des drag queens !
Ta quatrième partie s’intéresse aux drag queers, aux créatures et clubkids : comment définir ces personnalités par rapport aux drag kings et drag queens ?
Ce sont des formes de drag où soit on ne cherche pas à performer sa vision d’un genre, comme dans le club kid où on crée des personnages à partir d’une image plutôt absurde, abstraite, monstrueuse parfois ; soit on cherche précisément à mixer des éléments pour s’inventer à genre à soi (pour le drag queer). Lae drag queer Hitsublu, qui est une personne non-binaire, raconte très bien dans son interview comme iel mixe les codes du féminin et masculin pour trouver son équilibre en drag.
Ce beau livre est régulièrement ponctué de mini-interview d’artistes de drag : quelles sont tes 3 préférées ou qui t’ont le plus surprise dans leurs réponses ?
J’ai adoré rencontrer tout le monde, mais je dirais que parmi mes préférées il y a la discussion avec Veida Shimmy parce qu’elle m’a partagé des choses très dures de sa vie et sa vision de la compétition. Ensuite, je dirais Enza Fragola pour toutes ses petites anecdotes et sa générosité. Enfin il y a Cheddar Gorgeous avec qui j’ai discuté des problématiques de standardisation du drag et son avenir. C’était vraiment une rencontre incroyable qui s’est vraiment intéressé à mon travail et m’a encouragé à creuser certaines idées.
Plusieurs livres sont sortis dernièrement sur le drag, rarement écrits par les drag elleux-mêmes. Avais-tu un complexe d’illégitimé à ce sujet ? Comment as-tu décidé d’y remédier ?
Oui je me suis beaucoup interrogée sur ma légitimité avant de m’engager dans l’écriture. Disons que j’ai travaillé avec le sentiment que j’avais beaucoup de chance de pouvoir explorer l’univers drag, mais que donc que j’avais aussi une grande responsabilité. Très tôt, j’ai demandé à être relue et conseillée par une queen, Babouchka Babouche. On s’est rencontrées en 2022 quand elle publiait sa web-série de course à la Présidence. Je l’ai interviewée et à la fin elle a critiqué un article que j’avais édité : comme on s’est bien entendu, je me suis dit que c’était la bonne personne avec qui travailler, qu’elle aurait l’honnêteté pour me recadrer. J’adore son aura à la fois « silly-goofy » et incisive quand il le faut. Je sentais qu’elle m’aiderait à réfléchir.
La préface est signée Soa De Muse : pourquoi elle ? Qu’est-ce que ce choix de préfacière raconte du drag aujourd’hui en France selon toi ?
Je ne sais pas si cette préface est si représentative de l’ensemble du paysage français actuel, mais elle envoie en tout cas un signal clair et essentiel qui est que le drag est un art libre et qu’il doit être politisé. Soa De Muse est une artiste complète et très engagée, au-delà des sujets un peu attendus pour des artistes drag. Elle s’exprime notamment sur les violences policières, et par exemple elle a signé la tribune des Inverti·e·s [collectif engagé de trans pédé gouine, ndlr] contre la réforme des retraites. J’aime sa manière d’être indépendante, et c’est important de valoriser des personnalités qui ont un vrai franc-parler. En plus elle a co-fondé un super cabaret queer, La Bouche. Je vois de la débrouille dans son parcours et ça aussi c’est important de le célébrer.
Est-ce que ton intérêt pour le drag qui a abouti maintenant à ce livre t’a donné envie de t’y lancer à ton tour ?
Alors, oui j’ai envie de me lancer parce que je sais que ça pourrait m’apporter beaucoup de confiance en moi et que ça me ferait kiffer de faire rire un public ou de jouer avec un registre burlesque. Mais non je ne vais pas me lancer parce que je n’ai pas tout à fait le courage d’apprendre le make-up ou à coudre mieux. Ou peut-être juste que j’ai la trouille de me lâcher un peu. On verra bien ce que l’avenir nous réserve…
Qu’est-ce que le drag fait aux normes de beauté selon toi ?
Le drag montre à quel point la beauté, l’apparence c’est du travail et rien de naturel. C’est déjà en soi un élément important et potentiellement très libérateur. Ceci étant dit, on est dans une phase où le drag connaît une grande popularité aussi parce que le grand public célèbre une réinterprétation « acceptable » de certains codes de beauté féminine. Or, le drag peut vraiment être un terrain d’exploration hyper fertile pour interroger nos préjugés et imaginer de nouveaux codes esthétiques. Cette question de la beauté est un thème récurrent du livre. Il y a des éléments de réponse très intéressants dans la préface de Soa et dans les interviews d’HitsuBlu et Cheddar Gorgeous, qui dit notamment que le drag devrait sonner la fin de notre « obsession pour la beauté ». Ça semble contre-intuitif et pourtant ça fait complètement sens.
Les Commentaires
Merci, oui je connais en gros l'histoire mais les jeunes arrêtez de ne voir que la partie fun du milieu LGBTI, nous on a vécu l'ostracisation à outrance de la part des cis hétéros, c'est dans ce contexte mon explication et oublier l'histoire du mouvement LGBTI qui est une lutte pour pouvoir vivre et s'exprimer librement et réduire tout cela à une mode, c'est flippant en fait et surtout que si tous les cis hétéros jouent à être Queer par mode, c'est minimiser la lutte permanente qui doit être menée pour maintenir les droits des personnes LGBTI.
Le côté exib des personnes LGBTI ce n'était pas une mode mais l'expression de pouvoir s'éclater dans des lieux safes.
Pareil je ne sais pas si je peux me faire comprendre. J'ai plein de réserves et de craintes sur la représentation du milieu LGBTI par les jeunes.
Je vois bien que les jeunes ne se positionnent plus dans une lutte de nos droits, tant mieux cela veut dire que le monde évolue, mais réduire les codes LGBTI à une mode, en simplifiant à l'extrême le schéma ^^, c'est tuer notre capacité à rester vigilants pour maintenir nos droits, qui je le rapelle sont récents et fragiles.