La première fois qu’elle entre dans la pièce, Océane porte les dernières Converse à la mode, une veste Lacoste et un pantalon beige. Ses yeux rehaussés d’un trait d’eye-liner noir parfaitement dessiné, elle incarne l’image classique d’une lycéenne corse. Sur des chaises, en cercle, une quinzaine de femmes se connaissant plus ou moins sont réunies pour la première édition d’une « prise de parole féministe » organisée un soir de décembre aux alentours de Bastia. Chacune à son tour, les femmes présentes racontent un événement, une énième remarque sexiste, un combat quotidien fatigant, une expérience de sororité, etc. Quand vient son tour, Océane prend doucement la parole et explique sa fatigue militante. Elle n’est pas n’importe qui.
Les deux ans de #IwasCorsica
En juin 2020, la Corse s’apprête à être frappée par le mouvement #MeToo. Tout part d’une conversation privée sur Twitter pour partager le nom d’agresseurs connus, puis les premiers #Iwas (ndlr « j’ai été ») : « C’était assez choquant parce que l’on savait que ça arrivait mais on ne savait pas qu’autant de filles allaient parler », confie Océane, la gorge serrée. Rapidement, le hashtag prend de l’ampleur, au-delà des réseaux sociaux. Pour Océane : « Ce n’est qu’une histoire de plus ». Elle se souvient de Lina, une des instigatrices du mouvement, qui insiste : « Il faut que l’on fasse quelque chose, que l’on sorte dans la rue ».
En à peine une semaine, la manifestation est mise sur pied et rendez-vous est pris : elle partira du Palais de Justice de Bastia le dimanche 21 juin. Une journée remplie d’émotions qu’Océane n’oubliera jamais : « Je me disais, personne ne va venir, on va juste être nous cinq, j’avais peur, puis j’ai eu honte. Et quand j’ai vu les premières personnes arriver, des ami.e.s de loin, des vieux, des jeunes… j’ai eu envie de pleurer, j’étais tellement contente. À la fin, des mères sont même venues nous remercier ». Sa voix déroule cette journée comme si c’était hier. Les slogans ont résonné dans les rues aux murs colorés de Bastia : « Violeurs, on vous voit ; victimes, on vous croit », scandé par des centaines de personnes. Et puis, l’histoire s’est répétée à Ajaccio deux semaines plus tard.
Grandir en tant que femme en Corse
Alors que « Balance ton porc » n’a pas réellement pris racine dans la génération des moins de 25 ans, le groupe de jeunes femmes est largement soutenu dans la société corse, surtout par des femmes. Symboliquement, elles décident quelques jours plus tard de déposer quatorze plaintes à Bastia – sans suite encore aujourd’hui selon les intéressées. La police, Océane connaît. Elle ne compte plus les plaintes déposées ou les victimes accompagnées jusqu’aux portes du commissariat. Féministe depuis toujours, au collège, elle affiche son corps sur les réseaux sociaux avec lesquels elle a grandi. Puis, très tôt, elle subit du cyberharcèlement qui, elle ne le sait pas encore, ne s’arrêtera plus. « Les rumeurs se sont assimilées à mon image sur les réseaux sociaux », raconte Océane de manière fataliste.
Quand elle est agressée en 2018, tout le monde en parle : « Les agresseurs se sont vantés, et des gens à Bastia se sont permis de donner leur avis car c’était “public” ». Presque sans ciller quand elle raconte les épisodes difficiles de sa vie, Océane puise une force surnaturelle en elle : « Je ne me suis jamais remise en question « ah c’est vrai ce qu’ils disent de moi, je suis une pute », jamais. Et même si j’avais peur, très tôt, je savais que ce qui m’arrivait était grave et que je ne faisais rien de mal ». Quand elle a 13 ans, des photos envoyées à un homme de 19 ans fuitent : « On devrait me protéger, remettre en question ce gars plus âgé, et pas me tomber dessus. En voyant les photos d’une petite fille de 13 ans, à quel moment on se dit « mais pourquoi elle fait ça ? Et pas « La pauvre ! » ? ».
« Nous, on peut mourir sans que personne ne bouge un doigt«
Avec 340 000 habitants recensés, la Corse est considérée comme un village où tout le monde se connaît, ce qui a ses avantages – et ses inconvénients. « On me connaissait jusqu’à Ajaccio alors que, quand j’étais petite, je n’y étais jamais allée. Ici, le « Ça n’arrive pas, nous les femmes, on les protège », c’est faux, assène la jeune femme avec assurance, Dès qu’un homme apprend une agression, on te culpabilise, on remet en cause ce que tu dis. Le code d’honneur, c’est entre les hommes. Nous on peut mourir sans que personne ne bouge un doigt. » Une société corse à l’image d’une France où règne la culture du viol.
Difficile d’être des zitelle en zerga (filles en colère)
Aujourd’hui, la jeune femme essaie de se battre contre l’omerta sur les violences sexistes et sexuelles sur son île, mais à 19 ans, elle s’avoue fatiguée : « Toutes mes expériences, celles des filles qui m’ont raconté, les filles sur les réseaux… Tu n’as plus envie. Je suis très tranchée sur le fait de porter plainte aujourd’hui, ça ne sert à rien, ça nous prend juste du temps, c’est juste épuisant ».
Depuis le début de son combat, les diverses plaintes sans suite et l’impossibilité de marcher dans la rue en inconnue sans être dévisagée, la jeune femme a longtemps mis ses études en pause. Comme de nombreuses adolescentes qui partent étudier sur le continent à la recherche d’une échappatoire, elle a rejoint une université parisienne depuis septembre 2022, « là où je pourrais me fondre dans la masse ». La loi du silence, Océane a essayé de la briser, elle a parlé et, tous les jours, en paie le prix.
Crédit photo visuel de Une : portrait de Océane, par Aurore Duval-Thibault
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Les Commentaires
Édit: votre commentaire donne l'impression que je la rends coupable et me donne l'impression que l'éducation au numérique porte sur les autres alors que c'est un tout. Elle porte sur les droits et devoirs de soi et les droits et devoirs des autres unno: