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Lauren Malka : « La gastronomie est masculine, la gloutonnerie féminine »

Dans son essai passionnant « Mangeuses : Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès », paru le 6 octobre, Lauren Malka décortique le rapport des femmes à la nourriture et part à la recherche de ceux qui leur ont volé leur appétit.

Parviendrez-vous à citer une scène mythique du cinéma ou de la littérature, dans laquelle un groupe de femmes se réunit autour d’une tablée pour dévorer allègrement les mets qui lui sont présentés ? Si cela vous est difficile, tentez plutôt l’exercice avec des hommes. Miracle (ou pas) : il en existe à la pelle. Alors, où sont les mangeuses ? C’est à cette question épineuse que s’attaque Lauren Malka dans un ouvrage passionnant, où le rapport intime des femmes avec la nourriture y est passé au crible.

Interview de Lauren Malka, autrice de « Mangeuses : Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès ».

Madmoizelle. Pourquoi ce livre ?

Lauren Malka. Parce que le rapport des femmes à la nourriture reste un tabou. À la manière du sexe, notre passion pour la cuisine s’étale partout dans les médias, dans les fictions, sur Instagram… mais c’est uniquement d’un point de vue masculin : à travers des images d’hommes qui mangent ou de femmes qui lèchent, croquent et font tout pour se rendre appétissantes. Le rapport intime, conflictuel et éprouvant, que les femmes entretiennent souvent avec la nourriture (et l’acte de manger) reste un noyau aveugle dont on n’a pas étudié l’histoire ni la construction. À la place, on banalise la façon dont les femmes culpabilisent perpétuellement de manger, cherchent souvent des subterfuges pour ne pas le faire, s’excusent quand elles le font… parfois jusqu’à détraquer leur corps et leur désir.  

Votre livre montre que dans l’histoire, les hommes ont musclé leur fraternité autour de grands banquets, et les femmes leur sororité sur l’échange de conseils pour briller aux fourneaux ou mincir. D’où vient cette division genrée ?

Quand on regarde la littérature, le cinéma et la mythologie, les hommes mangent tandis que les femmes ne font que préparer et servir la nourriture. C’est un schéma qui remonte à très loin et n’a cessé de se renforcer au fil de l’histoire. Une des premières étapes fondamentales dans sa construction se trouve dans l’imaginaire très ancien. La mythologie grecque comme la Bible considère que la femme est bien plus vulnérable face au péché de gourmandise. Ce péché est le premier, qui mène à tous les autres. Celui qui envoie l’humanité à sa perte. Pandore, qui est l’équivalent grec d’Eve, est dépeinte comme un ventre, voué à ses pulsions. La femme est un trou béant qui vide les provisions de l’homme (et donc son énergie sexuelle).

Autre étape cruciale de cette construction genrée : l’invention de la gastronomie. C’est une manière pour les hommes de continuer à manger tout en s’exonérant du péché de gourmandise. L’invention de cette éloquence gourmande est une manière érudite et savante de manger. Ils en excluent officiellement les femmes qui risquent de les déconcentrer. Elles ont à l’époque interdiction de manger sérieusement et de devenir gourmets. La gastronomie est masculine tandis que la gloutonnerie est féminine.

Une distinction qui persiste aujourd’hui encore : dans l’imaginaire collectif, la femme est souvent associée au sucre. C’est une façon de laisser entendre qu’elle n’a pas développé son palais et donc qu’elle n’a pas œuvré à relier l’intellect au goût. 

Pourtant, vous avez trouvé dans l’histoire des initiatives de femmes qui avaient eu la même idée. Que sont-elles devenues ?

« Gourmet » est un mot qui, aujourd’hui encore, n’existe qu’au masculin. Mais, en menant mes recherches, je me suis effectivement rendue compte qu’au départ, c’est un adjectif qui n’existe au contraire qu’au féminin ! La « groumète » au milieu du 14e siècle, c’est une courtière en vins. Impossible de savoir ce qu’est devenu ce mot et cette fonction, puisque au 15e siècle, le mot « gourmet » remplace la groumète. C’est le domestique qui apporte les vins et qui les goûte. A partir du 18e siècle, il devient aussi capable de goûter la bonne chère et de la commenter. Je me suis demandé alors si, en cherchant bien, on pouvait retrouver la trace de certaines gourmètes ! C’est-à-dire des femmes dont le métier consistait à goûter et à commenter la nourriture et la boisson.

J’ai retrouvé la trace d’une femme bouleversante, Juana Inès de la Cruz, qui vivait dans un couvent au Mexique à la fin du 17e siècle et passait son temps entre la cuisine et la bibliothèque. En 1691, elle réalise qu’il est regrettable que tout son savoir accumulé et toutes les pensées qui lui font mesurer la dimension philosophique de la préparation des aliments ne soit pas fixée dans un livre, ou au moins dans une transmission. Alors, elle écrit à un évêque influent en lui disant qu’elle aimerait faire naître un art et une philosophie de la bonne chère et considérer même cette pratique comme une façon de combattre les frivolités et les péchés de gourmandise. En un mot, la gastronomie. Sa demande reste lettre morte et son nom a complètement été oublié. Ses trouvailles culinaires, comme celles d’autres sœurs du Mexique ou d’Espagne ont été publiés dans des livres de cuisine… signés par des hommes. 

Un autre pan de votre livre s’intéresse au rapport au poids, marqué par l’injonction paradoxale d’incarner la graisse, tout en étant grosse et mince à la fois. De quoi cette ambiguïté est-elle révélatrice ?

Pendant le temps de mon enquête, j’affrontais un préjugé récurrent qui consiste à faire du diktat de la minceur un phénomène récent et très localisé géographiquement. Comme s’il était né avec les magazines féminins… Or, en m’appuyant sur les travaux de chercheurs, anthropologues, sociologues et philosophes, j’ai découvert que c’était tout l’inverse. Depuis l’Antiquité, l’intellect est du côté de la maigreur, tandis que la paresse, la déchéance morale est du côté de la graisse.

La norme de minceur est socialement imposée à tous, hommes et femmes confondus, comme un signe de retenue, de bienséance sociale. En revanche, il existe une injonction qui ne s’adresse qu’aux femmes : la graisse. Il faut que les femmes soient minces et grosses à la fois. Grosses à certains endroits : la poitrine, les fesses… Dans certaines civilisations, cela donne lieu à un mélange de gavages rituels pour devenir épousables et de massages pour rester mince à la taille. Dans notre société, cela donne lieu à la consommation de certaines substances toxiques, comme ce que Jennifer Padjemi repère dans son livre, Selfie : le sirop Apetamin, illégal en Europe, cartonne un peu partout parce qu’il permet d’obtenir le corps de Kim Kardashian. 

Simone de Beauvoir analyse cette injonction de façon passionnante : on attend des femmes qu’elles laissent des traces de leur passivité naturelle, une façon de signaler discrètement qu’elles s’offrent à l’homme. Leur corps ne doit pas émettre de trace d’activité, il ne faut pas y déceler de muscle actif. Il faut une minceur sociale et un signe discret de graisse qui les rend presque impotentes dans les parties les plus érotisées de leur corps. Plus elles sont basses dans l’échelle sociale, plus ces signes doivent être visibles. D’où le mythe de la « grosse femme noire » qui vient justifier une idéologie de la race blanche supérieure, comme le montre Sabina Strings dans son ouvrage « Fearing the black body ». Être mince et grosse à la fois, c’est donc un dosage impossible pour être élevée socialement tout en s’offrant à l’homme.

Vous écrivez cependant que la minceur est l’une des premières revendications féministes. Comment cela s’est-il retourné contre nous ?

Comme je le disais, la minceur est une norme ancienne. Ce qui est plus récent pour les femmes, en revanche, c’est la minceur sans traces de graisse, la minceur élancée, garçonne, apparue dans les années 20-30. Au début de la première vague féministe, les femmes veulent se débarrasser de leurs corsets, baleines et innombrables jupons pour aller travailler. Elles veulent se mettre à l’aise, sans dévoiler le débordement de leurs chairs ou leurs rondeurs molles qui sont associées à leur essentialisation de mère et d’objets sexuels.

En revanche, là où l’histoire du féminisme est vraiment surprenante et parfois décevante, c’est qu’elle est jalonnée de retours de bâton : ce que Susan Faludi nomme « backlash ». C’est un mode opératoire classique pour amener les femmes à regretter amèrement leur tentative d’émancipation. Une récupération, par le marché, des outils de l’émancipation : « Vous voulez être minces ? ok, qu’à cela ne tienne, mais alors il va falloir souffrir pour ça, mes belles ! ». C’est à ce moment-là qu’est apparue toute une érotique de la femme maigre qui n’existait pas avant. Mona Chollet a d’ailleurs repéré que le modèle culturel de la minceur prospère dans les périodes où les femmes conquièrent de nouvelles positions dans le monde social et politique. 

Tout au long de votre ouvrage se dessine, en filigrane, la question des troubles du comportement alimentaire. Pourquoi ce fil conducteur ?

Mon livre commence et finit sur les TCA. C’est parce que, pour moi, tout y mène. Je considère que cette histoire si particulière des femmes avec la nourriture, le fait qu’elles soient menées à passer beaucoup plus de temps que les hommes en cuisine tout en se retenant de manger et en conservant un rapport secret, mais officiellement pulsionnel à la nourriture… tout cela les amène, selon moi, à un moment ou à un autre de leur vie, à subir ou à s’infliger un rapport douloureux, culpabilisé, parfois obsessionnel et maladif à la nourriture. Un rapport qui peut mener aux portes des troubles des conduites alimentaires. 

Des sociologues confirment que c’est dès l’âge de 3 ans que les petites filles sont à la fois poussées à la gourmandise et rabrouées. Tandis que les petits garçons, tout aussi gourmands et attirés par le sucre que les filles, sont encouragés à ouvrir leur curiosité culinaire et à découvrir des saveurs plus complexes, à affiner leurs palais avec le fromage ou la moutarde. C’est une partition de la féminité que les filles apprennent très tôt. C’est une façon de dire aux petites filles, à travers ce premier langage qu’est la nourriture, « vous devrez vous frustrer ».


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