Un jeudi matin pluvieux, un café parisien. Lauren Bastide arrive accompagnée de son petit compagnon poilu, un beagle. Ce 12 octobre 2023 vient de paraître un ouvrage très spécial, « 2060« , sa première fiction, publiée aux éditions Au Diable Vauvert, dans la toute nouvelle collection Nouvelles Lunes, faisant de Lauren Bastide la première autrice vivante à intégrer la collection (inaugurée par « Le sexocide des sorcières » de Françoise d’Eaubonne).
Son sourire trahit sa joie et son émotion de parler d’un ouvrage qu’elle n’envisageait pas initialement de publier. Un récit cathartique, écrit à la main dans un carnet, lors de l’écriture de son essai Futur·es (Allary), en 2019, comme pour exorciser ses peurs. Il ressort de cet exercice un court roman, moins de 100 pages, qui retrace, heure par heure, l’ultime journée d’une femme de 80 ans dont on ne connaît pas le prénom, qui vit seule dans une maison au fond de la forêt, attendant que la fin du monde ait lieu, illustrée par une comète qui doit s’écraser sur terre. En juin 2060, il fait 50 degrés, il faut limiter ses efforts au minimum d’activités. L’occasion, pour cette femme, militante écoféministe et antifasciste de toujours, de faire des bonds dans le passé, de ramener à sa mémoire son engagement, sa vie, ses amours.
Mais il ne faut pas s’arrêter à la mélancolie de la première lecture de 2060. À la seconde, on aperçoit l’espoir que l’autrice a voulu laisser entrevoir au bout du chemin : l’espoir qu’en imaginant le futur vers lequel nous nous dirigeons sans doute, cette prise de conscience collective nécessaire et tant attendue intervienne enfin.
Entretien avec Lauren Bastide, autrice de 2060 (éd. Au Diable Vauvert)
Madmoizelle. Ce livre est un format complètement différent et nouveau pour toi, plus intime, puisqu’il s’agit d’une fiction. Quelle approche as-tu, quelques jours avant la sortie, d’un objet différent des autres et qui, peut-être, en dit plus sur toi ?
Lauren Bastide. Ce livre est sorti tout seul. Il s’est imposé à moi. En fait, tout a commencé en 2019. Un jour, j’ai eu cette idée d’une vieille femme dans sa maison, le jour de la fin du monde, qui essayerait de garder son libre arbitre jusqu’au bout. C’était ma première impulsion, j’ai eu cette idée, 24 heures de la vie d’une femme, le jour de la fin du monde. J’avais griffonné quelques pages dans un carnet et puis, petit à petit, l’univers autour. J’avais aussi fait des dessins, je voyais ce village sous les eaux. Puis je l’ai un peu mis de côté et quand j’écrivais Futur·es, l’essai que j’ai publié chez Allary, il y a un an, j’avais vraiment cette volonté d’injecter de l’espoir dans ce monde qui fait peur, de dire ‘mais non, on est nombreux et nombreuses à penser à un monde meilleur, regardez, ça va de mieux en mieux’. Eh bien cette histoire m’est revenue, et j’ai ressenti comme une urgence d’écrire.
J’écrivais pendant la journée mon essai pour Allary sur mon ordinateur et le soir dans mon lit, dans un carnet à la main, l’histoire très sombre de cette femme et de ce monde qui avait vraiment emprunté les pires chemins. Je pense que 2060 m’a un peu servi d’exutoire pour que je puisse, d’un autre côté, mettre l’espoir dans Futur·es.
Je ne pensais pas réellement le publier. Je l’avais envoyé à mon éditeur Allary, qui m’avait dit que ce n’était pas le genre d’ouvrage qu’ils ont l’habitude de publier. Et puis, Elise Thiébaut l’a lu. C’est une très proche amie, elle a créé « Nouvelles Lunes », une collection de nouvelles écoféministes publiées aux éditions Au Diable Vauvert. Elle connaissait ce texte, car on parlait beaucoup de Futur·es ensemble. C’est elle qui m’a dit, ‘ce texte, il est fait pour être publié dans Nouvelles Lunes’.
In fine, je pense que je ne suis pas vraiment stressée par cette sortie, parce que tout s’est fait de façon très progressive, presque sans que je le veuille. Et il se trouve que ce livre est là aujourd’hui. Je ne sais pas quel destin il va avoir, mais je suis curieuse de voir ce qu’il va devenir…
De quoi t’es-tu nourrie pour donner vie à cette femme au crépuscule de sa vie, et pour construire ce monde dans lequel elle vit, si ce n’est du contrepoint de l’écriture d’un livre rempli d’espoir ?
Je me suis nourrie du présent : j’ai allumé la radio, j’ai regardé les journaux. Je décris le monde dans lequel elle vit qui est le monde vers lequel on marche actuellement, parce qu’on ne fait rien pour endiguer le réchauffement climatique et surtout la montée des fascismes, qui est quand même le point fondamental du monde que je décris en 2060. Ce monde est un monde où il fait 50 degrés l’été et où le pouvoir a été pris par des fanatiques, et ça, malheureusement, je n’ai pas eu besoin de chercher très loin…
J’ai beaucoup pensé à Margaret Atwood [l’autrice de La Servante Écarlate, ndlr] en écrivant ce livre, qui m’avait dit un jour, alors que je lui posais en interview la même question que toi, et elle m’avait dit, ‘je n’ai rien eu à inventer, tous les éléments de la Servante Écarlate, ce sont des attaques qui ont déjà été lancées contre les femmes à un moment ou à un autre de l’histoire, dans un pays ou dans un autre, ça existe déjà, je n’ai rien créé’.
Dans le monde de 2060, c’est pareil. Un monde ou les eaux ont monté, où il y a des inondations, où les oiseaux ont disparu, où les eaux sont trop polluées pour qu’on s’y baigne, où l’eau potable est un lointain souvenir… Aujourd’hui, on voit que toutes les alertes sont déjà là. Il y a déjà eu des endroits dans le sud de la France – je ne parle pas de l’Inde – où on a eu des pénuries d’eau et où on a dû la rationner. Cette idée, dans le livre, que la fin du monde viendrait de l’extérieur, par une météorite finale qui fait tout voler en éclat, m’a servi de dénonciation de l’inaction politique et gouvernementale. Le fait que, malgré les alertes du GIEC, aucune décision ne soit prise par exemple. Je n’arrive pas à comprendre cette inaction autrement qu’en me disant que la tête des dirigeants, tout est déjà foutu.
Dans le livre, on peut se poser la question de savoir si, cette femme, c’est toi. Est-ce le cas ?
Il est vrai que j’aurai 80 ans en 2060, cette femme a mon âge. C’est aussi une femme dont la maison ressemble beaucoup à la mienne, et dont la vie a quelques points communs aussi. Mais, tout comme j’espère que le monde de 2060 ne sera pas celui que je dépeins dans ce livre, j’espère qu’en 2060, je ne serai pas à 80 ans la femme de ce livre. J’ai inventé ce personnage car j’avais besoin d’exorciser certaines craintes que je pouvais avoir pour moi-même : ma santé mentale, ma capacité à vivre dans ce monde, ma légitimité à porter certains combats… En fait, elle vient aussi un peu exorciser mes peurs. Disons que cette femme serait moi si je ne faisais rien de tout ce que je fais aujourd’hui, comme justement prendre soin de ma santé mentale, aimer vivre et garder l’espérance.
Donc non, ce n’est pas moi, mais c’est un peu la face cachée de la lune de ma vie…
D’ailleurs, tu ne donnes jamais son prénom tout au long du livre, pourquoi ?
C’est une lubie d’écrivaine [rires]. Parce qu’il y avait vraiment des scènes, notamment de dialogue, où il y avait deux femmes dont elle, et moi, je voulais juste l’appeler elle. C’est une façon de la rendre universelle, une pudeur peut-être aussi, une lubie stylistique, mais en tout cas, oui, j’étais très déterminée à tenir jusqu’au bout sans qu’elle ait de prénom. Bien qu’il y ait une scène dans laquelle son prénom est crié par quelqu’un dans le jardin. On ne le lit pas évidemment, mais il est dit.
Ce livre est très mélancolique, pas forcément joyeux. Sans spoiler la fin, penses-tu que les lecteur·ices peuvent quand même y trouver de l’espoir ? Ou est-ce à l’interprétation de chacun et chacune ?
En fait, il a la fonction qu’ont les dystopies féministes. Je me situe vraiment dans cette lignée d’autrices comme Margaret Atwood ou Charlotte Perkins Gilman, Octavia Butler, même Virginia Woolf, où le fait de dépeindre un futur sombre est une façon d’inciter à l’espoir, une façon de raviver la nécessité de se battre et de croire…
Effectivement, dans ce livre il y a beaucoup de nostalgie, de mélancolie, même des pensées suicidaires, des pensées sombres, mais je crois qu’il fait du bien étrangement.
Les premières lectrices dont j’ai eu un retour m’ont dit avoir été perturbées, parce que d’un côté, elles ont parfois pleuré -il y a assurément quelque chose de très grave dans la lecture du livre- mais il en sort une lumière.
C’est un mécanisme un peu bizarre que peut produire la littérature ou la poésie sur le cerveau des personnes qui la lisent. Puis, je pense que toutes les peurs que la plupart d’entre nous avons pour l’avenir sont tellement sourdes, taboues et tues, qu’à un moment donné, les nommer fait du bien. C’est comme dans une thérapie : tu portes des traumatismes et des choses qui sont dans ton inconscient, tu te sens mal, tu traînes de pieds, tu ne sais pas pourquoi tu es en colère, et puis un jour en cabinet du thérapeute, tu nommes la chose qui te terrifie et tu te sens comme allégée. Je pense que ce livre a cette fonction-là aussi : nommons nos peurs et affrontons-les.
Moi, j’ai commencé ce livre dans un état de mélancolie assez profonde et je suis hyper joyeuse depuis que je sais qu’il va être publié. Je pense qu’il a eu un rôle très cathartique pour moi en tant qu’écrivaine.
Il y a beaucoup l’idée du care dans ton livre, une notion qui te tient très à cœur. Pour les dix ans du magazine Cheek, événement auquel tu participais, tu as dit que, d’après toi, le mot ou l’expression de la décennie était le mot « care ». Peux-tu m’expliquer pourquoi tu as dit ça et comment tu le conçois ?
Je l’ai dit, car pour moi, c’était évident. Je n’ai pas réfléchi deux secondes. Parce qu’il me semble que la notion de care, la pensée politique du care détient absolument toutes les réponses à tous les questionnements actuels. Évidemment féministes, mais aussi des questionnements plus généraux concernant nos vies, les vies ; penser le care c’est penser la vulnérabilité, penser la sollicitude, penser la hiérarchie des vies humaines… Et il semble que toutes les crises actuelles -que ce soit la crise environnementale, le conflit au Proche-Orient, l’actualité…- masquent certaines choses graves qui se passent en ce moment tout proche de nous. Par exemple, il a été décidé début octobre par la Préfecture de Paris d’interdire la distribution alimentaire par les associations dans certains secteurs de Paris. Cette décision a par la suite été suspendue dans le nord-est de Paris, voilà où nous en sommes.
Les problématiques d’inégalités, d’immigrations, d’exils, de violences économiques, climatiques, etc. peuvent être résolues par cette pensée du care qui est une pensée qui suggère de valoriser du soin comme une valeur plus importante que celle de productivité. Je pense que si le monde va si mal, c’est qu’on marche sur la tête. On vit dans un monde où l’activité de soin est soit produite gratuitement par des femmes qui sont dans des situations de domination de genre ou économiques, soit produite par des personnes issues de l’immigration qui subissent racisme et précarité économique et qui sont sous-payées, alors que le soin, c’est évidemment la clé de la vie.
Le livre vient de sortir. Tu m’as dit que pour toi, son écriture avait été cathartique et s’est faite naturellement. As-tu des attentes, des espoirs, de quoi tu as envie avec ce livre ?
J’ai envie qu’il soit lu, j’ai envie qu’il soit prêté, qu’on en parle, qu’il ait tort aussi [rires]. Et pour tout te dire, là, ça va faire un petit peu plan sur la comète, mais ce livre, j’aimerais le voir en images. Pour moi, il est tellement visuel, ça devrait être une série, un film. Je rêve que Céline Sciamma ou une productrice de cinéma féministe l’aime, et ait envie de l’adapter.
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
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