Diffusée depuis 2017 sur la plateforme de streaming Netflix, Les Demoiselles du téléphone (Las chicas del cable) relate les aventures de plusieurs employées de la Compagnie Nationale des Téléphones de Madrid luttant contre les affres du patriarcat dans les années 20.
Si au fil des saisons, la série espagnole a lâché du leste sur l’arrière-plan historique de l’Espagne (pour mieux s’y replonger lors de la saison finale), se concentrant sur les dramas, le lieu de l’intrigue fut effectivement le théâtre de luttes sociales au début du siècle dernier.
Lucía Sánchez Saornil, standardiste et poète
C’est en 1916 que Lucía Sánchez Saornil rentre à la Telefónica. Elle a alors 21 ans. Pour elle, il s’agit principalement d’un travail alimentaire : la Madrilène suit, en parallèle de son activité de standardiste, des études d’arts et publie des poèmes dans les journaux.
Elle est alors l’une des rares femmes à participer à un courant artistique nommé ultraïste, qui envoie valser les codes esthétiques de l’époque. Ses poèmes — publiés sous un pseudonyme masculin — font l’éloge de l’amour saphique. Rien que ça.
Cependant, comme l’observe l’historien Guillaume Goutte :
« Bien que régulièrement publiée dans les revues, Lucía Sánchez Saornil ne connut jamais vraiment, de son vivant, la gloire éditoriale, ses poèmes de cette époque-là ne faisant l’objet d’aucune anthologie (même les recueils consacrés à la poésie ultraïste ne font pas mention de ses textes). »
Dans LIBERTARIAS : Femmes anarchistes espagnoles
Si elle n’abandonne pas l’écriture pour autant, Lucía Sánchez Saornil se fait surtout un nom au travers son engagement syndical qui débute à la Compagnie Nationale des Téléphones. Même ses théories politiques seront nourries par ses réflexions sur la condition féminine.
Lucía Sánchez Saornil, une femme libre
Militante au sein de la CNT (Confédération Nationale du Travail), un syndicat anarchiste très populaire en Espagne qui rêve d’abolir les classes sociales, l’activiste prend part à la grève qui éclate en 1931. Son talent d’oratrice fait des émules… mais elle se fait également remarquer par la direction de la Telefónica qui, après l’avoir fait muter à Valence, la licencie.
Elle continue cependant son engagement au sein de l’organe syndicale qui dispose de sa propre revue. Lucía Sánchez Saornil prête sa plume au service de la cause anarchiste tout en rendant hommage à ses camarades féminines dès qu’elle le peut. En 1937, elle publie un recueil de poèmes à la gloire des ces femmes militantes, féministes revendiquées ou non.
C’est un an plus tôt que le vase déborde pour Sánchez Saornil. Lasse du dédain de ses camarades masculins, elle s’oppose publiquement à un auteur anarchiste renommé et dénonce le sexisme ambiant au sein de l’anarcho-syndicalisme espagnol. Elle décide de tracer sa route seule (ou presque) et fonde la revue Mujeres libres (Femmes libres).
De 1936 à 1939, Mujeres libres pose les bases d’un féminisme populaire et révolutionnaire. Lucía Sánchez Saornil y expose l’importance de l’éducation scolaire et sexuelle et s’oppose au carcan du mariage, structure encore peu remise en question chez ses homologues masculins d’après elle. La publication de numéros s’accompagne de formations scolaires pour les femmes et de cours au maniement des armes (l’Espagne est en pleine Guerre civile).
Au plus fort de son succès, Mujeres libre comptera 20.000 lectrices.
À la fin de la guerre d’Espagne, Lucía Sánchez Saornil se réfugie d’abord en France, avant de retourner dans son pays où elle vivra dans la clandestinité, recherchée par les franquistes au pouvoir depuis 1939.
Poète, anarchiste, antifasciste… l’Histoire oubliera malheureusement Lucía Sánchez Saornil. Vous connaissez peut-être « l’effet Matilda » pour le domaine des sciences et des grandes avancées ? De manière plus générale, on parle de « mentrification » pour évoquer le phénomène d’invisibilisation des femmes — un terme popularisé par une chroniqueuse du Guardian, un quotidien britannique, en 2018.
Il y a pourtant beaucoup à apprendre de cette vraie demoiselle du téléphone que l’anarcho-syndicalisme a tenté d’évincer. Alors laissons-lui le dernier mot :
« Il faut dire [aux hommes] qu’avant de réformer la société il convient de réformer leur foyer. »
Point à la ligne.
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