Judith Duportail, « La Française qui a défié Tinder », selon The Times, a écrit L’Amour sous algorithme il y a déjà quelques années, en 2019. L’ouvrage, qui a levé le voile sur les secrets de fabrication de la célèbre appli de rencontres a eu l’effet d’une bombe, à tel point et que le géant de la rencontres aurait modifié sa note de désirabilité, sujet de discordes et d’indignations.
Tout a commencé quand la journaliste et activiste a cherché à voir comment fonctionnaient les applications de rencontres. Son combat : récupérer les données que Tinder avait récolté sur elle pendant ses mois de swipes frénétiques. Dans le bouquin, Judith Duportail reçoit ces données, un PDF de pas moins de 800 pages bourré de révélations sur le traitement de nos infos.
C’est à partir de ce PDF que documentaire adapté démarre. Pour l’adaptation visuelle, le réalisateur Jérôme Clément-Wilz s’est entretenu avec des plusieurs experts et expertes, utilisateurs et utilisatrices adeptes de la drague en ligne pour une plongée dans les tréfonds de la matrice et un coup d’oeil inédit sous le capot des plateformes de rencontres. Madmoizelle s’est entretenu avec le réalisateur.
Madmoizelle : le documentaire est-il la version vidéo du livre ?
Jérôme Clément-Wilz : Avec Judith, on avait envie d’analyser ces données de la même manière que beaucoup d’applications le feraient. On avait envie d’ouvrir le capot de la machine et de voir comment elle tourne. On a décidé de se concentrer sur une rencontre, le match 664, car elle a des enjeux particuliers, et de faire processer ces données par des ingénieurs, des sociologues et des algorithmiciens.
Dans le livre, il y a pas mal de révélations, notamment à propos de la fameuse note de désirabilité (plus les personnes jugées désirables vous matchent, plus votre score augmente). Est-ce aussi le cas dans le documentaire ?
Il paraîtrait que cette note n’est plus utilisée, notamment du fait des révélations qu’on fait Judith Duportail et d’autres journalistes. Mais ce qui est, pour moi, une première dans ce documentaire, c’est de voir des algorithmes au travail. On voit vraiment le cœur du réacteur, on a une vraie plongée dans la matrice. C’est quelque chose que jusqu’ici, je n’ai personnellement jamais vu dans un film documentaire.
Je trouve ça fascinant : on a d’un côté les témoignages, les questionnements, les doutes et les couleurs politiques de Judith Duportail, et de l’autre une analyse distanciée faite avec des outils largement utilisés.
Comment avez-vous travaillé avec Judith Duportail ?
On a coécrit le film. La question qu’on s’est posée en début d’écriture, c’était de se demander « quel pourrait être le présent de ce film ? ». On n’avait pas envie de retracer l’aventure du bouquin, on trouvait ça moins intéressant que d’essayer de faire quelque chose qui se passe vraiment. On a donc deux présents qui cohabitent : le flashback où Judith Duportail raconte le moment avant sa rencontre avec le match 664, et le présent de l’expérience faite sur ces données.
On est allé tourner dans cet appartement à Berlin où s’est vraiment déroulé cette rencontre. À l’époque, il s’était passé une heure entre l’envoi du dernier message et l’arrivée de l’homme. Ça tombe bien, le film dure une heure aussi : il y a tout de suite un arc dramatique intéressant.
Dans le livre, il y a pas mal de récits personnels, c’est aussi le cas dans le documentaire ?
Oui, bien sûr. Il y a cette idée de travailler le contraste entre une personne qui est en train de vivre l’attente d’une rencontre, avec plein de questionnements, de doute et de colère, et de l’autre côté des analyses.
Dans le livre, Judith a repris une narration qu’on appelle la narrative non-fiction (la non-fiction romancée, une sorte de mix entre le journalisme et la littérature intime, ndlr) qui a la particularité de faire l’aller-retour entre une partie narrative à la première personne et une partie plus analytique.
Mon enjeu en tant que metteur en scène de ce film, c’était de donner une nouvelle forme à cette duplicité.
Dans le documentaire, a-t-on la version de l’histoire de la fameuse application de rencontres ?
Non, en revanche, on a la version de la PDG d’une autre application de rencontres qui fait tourner pour nous son algorithme.
Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler sur le sujet des applications de rencontres ?
À la base, ce sont Judith Duportail et la productrice du film Myriam Weil qui m’ont contacté pour travailler sur l’adaptation de ce livre. Le livre m’avait passionné à la fois dans son contenu et dans sa forme.
Je me souviens qu’il y avait une partie de l’ouvrage qui m’avait renversé : c’est le moment où Judith écrit quelque chose du genre : « Imaginez que vous marchez dans la rue et qu’elle se transforme en fonction de vous, mais on ne sait pas selon quels critères ou quel mécanisme. ». J’ai proposé ce passage comme un point de départ pour une réflexion commune pour essayer d’ouvrir une porte dans cette matrice.
Mon enjeu en tant que réalisateur a été de faire vivre aux spectateurs et spectatrices ce sentiment d’être perdus dans un présent technologique qu’on ne comprend pas et qu’on ne contrôle pas. D’où le choix de ce décor impressionnant. C’est comme si on dépouillait un data center et qu’on voyait ce qu’il se passe dans les tuyaux.
Est-ce que finalement, ça ne poserait pas aussi la question du libre arbitre et de la liberté de choix ?
Complètement ! Quand on fait des choix dans la vie de tous les jours, y compris des choix amoureux, ce sont des choix qui ont des déterminismes de genres, sociaux, raciaux, etc. En fait, le premier algorithme, c’est nous. Chacun et chacune d’entre nous a des préconceptions qui font que nos choix ne sont jamais complètement libres.
Mais quand on fait ces choix en ligne, on rajoute une autre couche de déterminismes qui nous enlève encore plus de liberté puisqu’il y a un algorithme qui choisit ce qu’on regarde : les nouvelles qu’on lit sur Twitter, les vidéos qu’on regarde sur YouTube ou les personnes qu’on va se voir proposer sur les applications de rencontres.
En fait, on ne connaît rien de ce qu’il se passe derrière ces plateformes. Quel impact ça peut avoir sur nous ?
Ça fait vingt ans que ces technologies se développent de manière exponentielle, et il n’y a aucune visibilité. C’est la première fois qu’il y a une telle différence entre la personne qui utilise un outil et cet outil. On ne connaît absolument rien à la manière dont notre téléphone est fait ou à la manière dont les applications qu’on utilise tournent. Pourtant, ça a une influence énorme sur nos choix amoureux, affectifs et sexuels.
On commence à prouver l’impact des algorithmes de Facebook, par exemple, sur l’évolution des opinions politiques. C’est dingue. Il n’y a pas encore de vraie conscience citoyenne globale pour avoir le contrôle éthique sur la manière dont les algorithme fonctionnent.
Pour moi, ce film, à travers l’exemple de la rencontre amoureuse, ça a été un super moyen d’avoir une réflexion plus globale sur la façon dont sont travaillées mes données.
Avez-vous remarqué un impact sur la santé mentale de celles et ceux qui utilisent ces applis ?
Je ne sais pas si il y a eu des études sociologiques de grande échelle sur le sujet. Mais dans tous les entretiens que j’ai fait pour préparer ce film, j’ai compris que cet impact négatif venait de la perte de soi quand on se « vend », et des comportements induits par des pratiques liées à la rencontre en ligne, comme le ghosting, et qui sont des atteintes violentes.
Les personnes que j’ai interviewées disaient se sentir comme dissolues dans l’application, comme si elles perdaient prise avec leur identité.
D’ailleurs, Judith Duportail le raconte très bien quand elle dit qu’elle avait recommencé à swiper, non pas pour faire des rencontres, mais parce qu’elle avait besoin de ça pour se prouver qu’elle valait quelque chose.
C’est très étrange de voir comment on réussit à continuer d’exister tout en projetant des images de soi si différentes, de se vendre et de s’acheter : comment garder un soi consistant ? C’est aussi pour ça que dans le film j’ai joué avec les projections et les miroirs pour poser la question : qui regarde qui ?
Pensez-vous que ça a modifié la façon dont on se rencontre ?
Oui ! Surtout avec les applications qui utilisent le swipe (le balayage) parcqu’elles travaillent sur la question du zapping, sur le fait de passer rapidement d’une rencontre à l’autre, parfois de manière addictive. Certains applications ont même fait de ce concept leur outil marketing principal. Leur intérêt, ce n’est pas tellement qu’on soit libres sexuellement ou relationnellement, mais plutôt qu’on revienne le lendemain. En plus, il y a des mécanismes de dépendance. On appelle ça le design de l’addiction : on a envie de continuer à swiper, de même qu’on a envie de scroller indéfiniment sur d’autres applications.
Dans les témoignages que j’ai recueillis, les personnes qui se sont mises à la drague en ligne ont commencé à avoir plus de mal à séduire dans la vraie vie… Il y a moins de sécurité dans le fait de ne pas être derrière un écran et de ne pas pouvoir stopper l’échange quand on veut. C’est une forme de confort à laquelle il peut être difficile de renoncer une fois qu’on l’a connue.
Mais il y a des réalités très différentes selon les classes d’âge et les endroits. Il y a des gens, comme les personnes âgées, domiciliées à la campagne ou queer, pour qui les rencontres seraient très difficiles sans les applications et sites dédiés.
C’est dingue de voir à quel point l’interaction avec les applications transforme profondément non seulement nos visions de nous mais aussi notre manière d’interagir avec les gens, y compris dans le monde réel.
Le choix gargantuesque de rencontres qui s’offre à nous avec ces applications a-t-il aussi changé quelque chose ?
C’est dans l’intérêt de ces applications de nous jeter dans ce puits sans fond. Le premier mécanisme d’addiction pour ces plateformes, c’est de nous mettre dans une situation de pouvoir balayer à l’infini.
Ça pose une question presque existentielle. Dans le film, je joue avec les voix qui s’entrechoquent, les câbles qui se croisent et les datas centers pour montrer ce sentiment de perte et de dissolution de soi devant tout ces possibles. C’est à la fois enivrant et flippant.
Il y a en quelque sorte une gamification de la rencontre ?
Oui, c’est assez étrange. À partir de quand on considère qu’on n’est plus dans la vie réelle et qu’on peut se comporter un peu différemment ? Ça pose la question de comment on choisit de se montrer. On peut perdre pied avec la réalité. Les personnes avec lesquelles on interagit ne sont plus exactement des personnes et deviennent des schémas de personnes. D’ailleurs, si on regarde la manière dont la plupart des algorithmes fonctionnent, ils réduisent chaque utilisateur et utilisatrice à un vecteur. Le vecteur étant une réduction de toutes leurs caractéristiques, comme une moyenne de ce qu’ils et elles sont et font. Et on ne sait même pas comment on est réduit à ce vecteur.
Le virtuel occupe une place tellement importante dans nos vies, qu’on commence à voir le monde différemment. C’est pour ça que dans le film, j’ai voulu déréaliser l’appartement dans lequel a eu lieu la rencontre.
Ces applications encouragent la performance de soi et de ce qu’on veut montrer aux autres. Est-ce que c’est encore possible de se rencontrer de manière naturelle et spontanée ?
Rencontrer quelqu’un sur une application, c’est rencontrer son image. Et puis il y a l’aspect quantitatif : on s’imaginerait pas arriver dans un bar et draguer 45 personnes en même temps. Or, c’est ce qu’on fait en ligne.
On peut se demander : comment garder une accroche avec le réel ? Je n’ai pas la réponse.
Et vous, quelle est votre expérience avec ces applis ?
J’ai déjà fait des rencontres grâce aux applications de rencontres. Il y a eu des moments où je me suis senti un peu perdu et délité devant tous ces choix.
Le fait de faire ce film m’a clairement poussé à vivre davantage hors ligne. Ça paraît bête, mais je recommence à acheter le journal, par exemple. Car je me rends compte que ne sont montrés sur nos fils d’actualité que des choses qu’on a déjà envie de lire. J’ai recommencé à rencontrer davantage dans la vraie vie, aussi.
L’Amour sous algorithme, coécrit par Judith Duportail et Jérôme Clément-Wilz, sur France 2 (Infrarouge) le 19 janvier, à 23 heures.
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Crédits photos : Capture d’écran du documentaire L’Amour sous algorithme, France 2
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