Après les couilles, place au cœur ! Et le succès est tout autant au rendez-vous. Rien qu’en juin 2020, « Les Couilles sur la table », l’un des programmes phares de Binge Audio, se targuait de 329 901 téléchargements. Son adelphe, « Le Cœur sur la Table », qui parle du marché des rencontres, de corps, de romance et de célibat, a quant à lui fait plus de 1,4 million d’écoutes.
À l’audio comme à l’écrit, Victoire Tuaillon et ses invités et invitées se questionnent sur les façons de regagner de la liberté et du pouvoir dans nos relations, et pas seulement celles liées à l’amour amoureux. Dans chaque épisode du podcast et chaque chapitre du livre, la journaliste et autrice propose des solutions à la fois individuelles et collectives, « des astuces de l’ordre du psycho-magique et des réflexions très concrètes ».
Enrichi d’une centaine de témoignages, de réflexions mûries pendant deux ans et de recommandations culturelles, l’ouvrage fraîchement disponible en librairies nous interroge et nous donne quelques pistes : comment les oppressions systémiques blessent nos relations intimes et qu’est-ce qu’on réinvente à la place ?
Interview de Victoire Tuaillon, autrice du podcast et du livre Le Cœur sur la table
Pourquoi avoir transformé le podcast en livre ? Était-ce une envie de toucher un autre public ou d’aller plus profondément dans certaines thématiques ?
On a fabriqué ce livre comme un ouvrage qui peut être lu par des personnes qui n’ont pas du tout écouté le podcast, mais aussi par des auditeurs et auditrices. Pour celles et ceux qui auraient déjà écouté le podcast, ils et elles peuvent suivre la progression des idées dans le livre. Je ne pouvais pas inclure certains témoignages à l’audio, question de longueur et de temps. Dans la version textuelle, il y a une centaine de témoignages en plus, qui viennent notamment de réactions reçues par courriel suite aux épisodes. C’était important pour nous, avec mon éditrice Karine Lanini, d’inclure toutes ces réactions, car nous voulions tenir notre promesse de « grande conversation collective ». Il y a également plein d’ajouts, comme des références bibliographiques, car j’ai pensé le livre comme un guide qu’on peut lire dans le désordre et sur lequel on peut revenir plusieurs fois.
On s’est également dit que ça pourrait faire plaisir aux auditeurs et auditrices qui auraient eu de fortes réactions au podcast d’avoir un objet physique entre leurs mains. L’ultime raison, c’est aussi que Le Cœur sur la Table est gratuit. Un livre permet donc aux auditeurs et auditrices de nous financer un peu.
Dans ton livre, il y a plein de recommandations culturelles : quelles œuvres t’ont particulièrement aidée à remettre en question ta vision de l’amour ?
Je ne peux pas dire qu’il y en ait une seule qui ait révolutionné ma vision de l’amour. C’est aussi pour ça que j’ai recommandé plus d’une centaine d’œuvres. J’ai vraiment mis tous les médiums possibles : des chansons, des podcasts, des livres, des films et séries, etc. C’est un livre qui a été nourri sur au moins deux années de réflexions, et il y a énormément de contenus qui parlent d’amour !
Pour toi, c’est quoi l’amour et vers qui tu le diriges ? Quelle place a l’amour dans ta vie ?
Pour moi, ça a un sens existentiel. Pas à travers l’amour romantique en sacralisant le couple, mais plus globalement. C’est mon côté hippie, ça a vraiment une place centrale dans ma vie. Je me demande toujours si les actions que je mène sont nourries par l’amour et donc par le respect, l’écoute et l’attention des autres, y compris dans des relations menées dans le travail ou le militantisme… Pour moi, l’amitié, la camaraderie et le militantisme sont aussi des relations intimes, et tout ça a une place très importante dans ma vie.
Dans le livre, tu essayes justement de remettre en question l’amour amoureux. Est-ce que c’est quelque chose que tu fais aussi dans ta vie ?
Oui, depuis un moment. Mon existence ne dépend pas de mon amour amoureux. Je peux me permettre de le faire parce que je suis financièrement indépendante et que je n’ai pas d’enfant : mon niveau de vie ne change pas que je sois en couple ou non.
Je le dis dès le début et je le rappelle à la fin du livre : je suis amoureuse. Bertrand Guillot, mon « starring partner », a écrit un texte sur le rôle qu’il a joué dans ce documentaire. C’est une relation très importante dans ma vie. Mais tous les deux, on ne se dit pas qu’elle est au-dessus des autres. Il n’y a pas de hiérarchie.
La sacralisation du couple se fait, surtout pour les femmes en relation hétérosexuelle, au détriment du rapport qu’elles ont avec elles-mêmes et de leur propre liberté. Les contours de l’amour, en particulier celui qui est hétéronormé, nous poussent à l’effacement de nous-même et à l’appauvrissement de nos possibles.
Tu parles de l’amour qu’on se porte à soi-même. Pourquoi est-ce que le self love est encore tabou ? Comment améliorer sa relation avec soi-même ?
Ce n’est pas du narcissisme : il ne s’agit pas de s’admirer dans un miroir et de ne penser qu’à partir de soi, mais plutôt de se prendre au sérieux. Comme beaucoup de personnes, la façon dont je me suis parlée pendant longtemps était dure et inacceptable. Il y a plein de gens qui se traitent eux-mêmes comme ils ne traiteraient jamais leurs amis. Pour moi, avoir de l’amour envers soi-même, c’est être sa propre amie, avec le niveau de bienveillance et d’exigence que demande l’amitié. Un ou une amie, ce n’est pas quelqu’un qui te laisse tomber, c’est quelqu’un qui sera capable de te dire avec amour quand tu as merdé.
On a tous et toutes des parts infantiles influencées par nos schémas parentaux (on l’aborde dans le chapitre 3 du livre, d’ailleurs). On est beaucoup à avoir reçu des formes d’amour qui étaient insuffisantes ou manquantes. Je crois donc à la nécessité de se reparentifier : c’est-à-dire de se traiter comme un bon parent le ferait. Il y a plein de moments où je peux réagir comme une petite fille blessée. C’est dans ces moments-là que j’essaye de me traiter comme un parent aimant.
Le self love est tabou parce qu’on a l’impression que c’est un truc de personnes qui se regardent le nombril. bell hooks en parle sans censure et montre bien que c’est une nécessité politique. On apprend à se mépriser soi-même pour des raisons systémiques et ça peut nous affaiblir. Se réconcilier avec soi-même, c’est donc très militant.
Il y a beaucoup de débats autour du fait de sortir de l’hétérosexualité. Peut-on vraiment sortir de l’hétérosexualité en restant en couple hétéro ? Comment passer d’une démarche personnelle de déconstruction à une démarche plus politique et collective pour démanteler ce système ?
Le livre de Juliet Drouar, Sortir de l’hétérosexualité, est vraiment exemplaire sur la question. Pour faire un parallèle, en écologie, je ne crois pas aux petits gestes comme moyens concrets d’avoir un impact sur l’avenir de la planète. Mais au moins, cela permet d’enclencher une conscientisation, et donc je ne trouve pas ça anecdotique. Comment passer à une démarche plus politique ? Il me semble que ça passe par des pratiques de soutien et de solidarité très concrètes avec les personnes qui ne sont pas hétérosexuelles : on peut donner de l’argent, s’auto-éduquer sur ces sujets, manifester. Il faut aussi des luttes collectives, des politiques publiques, et ça, ça passe par des grèves ou des pétitions. Dans des mesures très concrètes, on peut par exemple se battre pour que le sexe ne soit plus mentionné dans l’état-civil. À part nous assigner à des cases, ça n’a aucune utilité.
Ces questions mènent certaines personnes au lesbianisme politique : il y a beaucoup de confusion autour de ce concept. Quelle est ta position sur le sujet ?
J’ai lu beaucoup de textes de lesbiennes politiques, et je pense que le concept est globalement mal compris. Personne ne veut forcer personne à ne plus être hétéro. Ça me semblait simplement important de préciser que le lesbianisme politique était une solution possible. Je ne dis pas que c’est à la portée de tout le monde et que ça serait le top du top, mais ça vaut le coup de le mentionner. Quand j’ai reçu Virginie Despentes dans Les Couilles sur la Table, elle a dit : « On ne peut pas décider de devenir lesbienne, mais on peut accueillir la possibilité avec enthousiasme. » Pour moi, cette phrase résume tout. Juliet Drouar m’a également fait prendre conscience de ça. Je disais souvent que j’étais hétéro et que c’était comme ça. Il m’a dit : « Laisse-toi la possibilité d’imaginer autre chose. Ne te dis pas que ça ne changera jamais. Tu vois bien qu’à 16 ans, par exemple, on ne baise plus du tout de la même manière qu’à 30. Arrête de penser que tu seras attirée par des mecs cis et hétéro toute ta vie : peut-être pas. »
Ça permet aussi de réfléchir au concept d’hétérosexualité obligatoire, telle que l’a théorisé Adrienne Rich. L’hétérosexualité est un fait social, on apprend à orienter nos désirs par rapport à celle-ci. Le but, pour moi, c’est donc que les possibilités soient les plus ouvertes possibles. Il s’agit surtout de mener une réflexion sur les conditions dans lesquelles on fonde nos attirances, nos désirs et nos choix.
Quelle est la place de la race sociale dans tout ça ? Certains journalistes et certaines écrivaines, comme Douce Dibondo, évoquent le fait que le colonialisme a bouleversé la vision de l’amour et imposé la binarité de genre dans les communautés minorisées. Est-ce que tu l’abordes ?
Je dois bien avouer un échec, c’est que quand je me suis lancée dans le Cœur sur la Table, je pensais que j’allais pouvoir faire la synthèse de l’amour sous un prisme intersectionnel. Que j’allais pouvoir parler de ce que la race et le genre font à l’amour, au sens de rapports de pouvoir. Mais vu l’ampleur du chantier, je n’ai pas pu.
Ma question c’était : comment les oppressions systémiques blessent nos relations intimes et qu’est-ce qu’on réinvente à la place ? Mais mon sujet est assez vite devenu l’hétéro-sexisme parce que je ne savais pas par où commencer.
Il y a tout un tas de choses que je suis incapable de voir ou que je ne savais pas formuler à cause de ma blanchité.
Moi je suis contente que des gens ne soient pas d’accord avec moi, que ça lance des conversations, que certaines personnes soient énervées que je n’aie pas abordé certains sujets et s’en emparent. Je suivrai les nouvelles réflexions qui en naissent avec plaisir.
Tu abordes les enjeux de validation qui existent sur le marché de la rencontre. Les applications de rencontre ont-elles détruit nos relations ?
C’est une réflexion qui a déjà été pensée par Eva Illouz ou encore Judith Duportail. Ce n’est pas que la faute des applications. C’est un des aspects qui explique l’état contemporain des relations, mais ça offre aussi énormément de liberté.
Il faut savoir que chaque innovation ne fait que renforcer des rapports de pouvoir existants. À la fin de mon livre, il y a une partie qui s’appelle « La révolution romantique n’est pas un dîner de gala » dans laquelle je reviens sur ça. Tant que les femmes n’ont pas le pouvoir dans la société, qu’elles gagnent moins d’argent et sont en situation de dépendance, n’importe quelle innovation dans les relations hétéro, qui a l’air de leur donner autant de pouvoir qu’aux hommes va toujours se retourner contre elles.
Tu dis que le « plan cul » est une horrible expression. Pourquoi ?
Le plan cul a l’avantage de la franchise, mais je trouve que ça limite ce que pourrait devenir cette relation. Je pense qu’on pourrait faire mieux, et que ça objectifie un peu les gens.
Mais je trouve ça toujours plus honnête que les mecs qui s’appuient sur des discours féministes pour faire croire qu’ils veulent autre chose que du cul à des meufs. Le patriarcat marche comme le capitalisme, n’importe quelle critique peut être récupérée pour réasseoir les mêmes rapports de domination, malheureusement.
J’ai remarqué qu’il y avait sur ces appli et dans les relations en général, une sorte d’injonction à paraître détaché et inaccessible, voire à s’effacer. Comment sortir de ça de manière individuelle et collective ?
Ces exigences de détachement et d’indifférence, je pense que c’est en contradiction avec notre nature profonde d’humain. Nous avons besoin de liens avec les autres. On vit dans une culture qui dévalorise nos émotions et survalorise l’intellect, et c’est délétère. Quand Costanza Spina parle de révolution romantique, elle parle de la reconnexion à nos corps, à nos tripes, c’est être plus ancrés, plus reliés. Ce sont des termes empruntés au mouvement New Age ou au développement personnel, mais je pense qu’ils ont un sens politique. C’est politique d’être radical dans ses paroles et dans la façon dont on respecte ses sentiments. Pour moi, c’est quelque chose qui ne peut s’apprendre que si on a un retour au corps qui ne peut se faire que si on déconstruit le mépris qu’on nous a inculqué par rapport à celui-ci.
Quand on voit la force que donnent tous les mouvements actuels, les manifestations, les conversations, on voit des changements jusque dans les attitudes. Dans la rue, je marche la tête plus haute. De ces nouvelles façons de se montrer au monde ne peuvent naître que des relations plus équilibrées.
« Le Cœur sur la Table », disponible aux éditions Binge Audio.
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Crédits photos : Binge Audio
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
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