Une jeune femme marche dans la rue, vêtue d’un hoodie rouge, un casque sur les oreilles. Elle se rend dans une librairie, où un écrivain d’un certain âge achève une lecture publique, sous les applaudissements. C’est à son tour de monter sur l’estrade. Cheveux courts roses et mouillés, allure frêle et punk, Darby Hart présente son parcours alors que les gens commencent à quitter leurs chaises, visiblement peu intéressés. Elle ne possède pas le profil habituel de ceux qu’on écoute.
Darby raconte qu’elle a grandi avec un père médecin légiste et hacké à l’âge de 15 ans une base de données fédérale américaine. Elle s’est passionnée pour les morts non-identifiées, en majorité des femmes, et a intégré un forum en ligne de détectives amateur·ices. Elle s’est lancée avec l’un d’eux, Bill Farrah, dans la traque d’un tueur en série. C’est l’objet de son livre, “L’inconnue argentée”, qu’elle est venue défendre. Quelques minutes se sont déroulées, et le public s’est rassis, captivé par son histoire. Nous aussi. Le Petit Chaperon rouge a décidé de stopper le loup elle-même.
Retourner le trope genré du détective de génie
Composée de sept épisodes, Un meurtre au bout du monde suit une double temporalité : la traque du tueur en série et l’histoire d’amour entre Darby et Bill quelques années plus tôt ; et au temps présent, un séminaire organisé par le milliardaire Andy Ronson (un simili Elon Musk, joué par Clive Owen) en Islande auquel la détective a été conviée. Il réunit de grands esprits autour de la thématique des technologies comme outil de survie pour l’humanité. Un premier meurtre oblige Darby à faire appel à ses talents de hackeuse et d’enquêtrice.
“Il y a quelque chose de vraiment excitant à être sur une scène de crime et à voir que celle qui a l’âge et le genre habituel de la victime – une jeune femme nue, mutilée, morte, couverte de sang sur le sol, généralement érotisée d’une manière ou d’une autre – est désormais la personne vivante, qui s’anime sur la scène du crime et qui va le résoudre avec une véritable autorité.” explique Brit Marling.
Avec sa moitié créative, Zal Batmanglij, la scénariste, réalisatrice et actrice avait à coeur de retourner l’archétype genré présent dans la majorité des whodunit (à traduire par “qui l’a fait ?”, ce terme désigne les thrillers qui reposent sur la révélation de l’identité du coupable). De Sherlock Holmes à Daniel Craig dans À couteaux tirés et sa suite, les figures de détectives qui ont marqué l’histoire de la pop culture sont des personnages masculins d’un certain âge. Comme si eux seuls pouvaient inspirer la confiance et posséder les compétences requises.
Incarné toute en intelligence et vulnérabilité par l’interprète non-binaire Emma Corrin (révélée par The Crown), le personnage de Darby Hart balaie les clichés sexistes, et joue également avec la figure du hacker. Ce milieu regorge aussi de héros masculins (Elliot dans Mr. Robot, Morpheus dans Matrix, Chuck…). Darby s’inscrit toutefois dans la continuité de quelques rares contre-exemples féminins, comme l’iconique Abigail Sciuto dans NCIS. Son look gothique et son grand cœur apportaient un grain de folie à cette série policière formatée. Il y a aussi eu Lisbeth Salander, la jeune hackeuse introvertie et gothique de la saga Millenium. Darby Hart est la petite soeur féministe et Gen Z de Lisbeth et Abigail.
Cyber-harcèlement et féminicides
Le fait de proposer un personnage féminin central change la donne. La série s’intéresse à des thématiques tech d’un point de vue féminin, habituellement passées sous silence. La notion de sororité et de mentorat féminin infuse le show. En Islande, Darby rencontre Lee Andersen (Brit Marling), la femme d’Andy Ronson. Cette pionnière du hacking, qu’elle admire beaucoup, a disparu des radars après avoir subi une des premières vagues massives de cyber-harcèlement. Son héritage, comme celui des pionnières de la tech IRL, a été invisibilisé.
Les deux femmes construisent une relation basée sur le respect et l’entraide. Lee pensait trouver en Andy Ronson, son mari, un protecteur après le traumatisme de son cyber-harcèlement. Mais elle s’est retrouvée piégée avec son fils dans une relation d’emprise, où elle n’a plus aucune autonomie. On peut être une femme très intelligente, évoluer dans une classe sociale élevée, et subir la domination d’un homme violent.
Série féministe, Un meurtre au bout du monde est aussi anticapitaliste. D’un côté, les flashbacks nous racontent comment deux gamins sans le sou mais déterminés, parviennent à résoudre une affaire de féminicides en série vieille de plus vingt ans, avec l’aide du collectif de leur forum en ligne. De l’autre, un milliardaire maniaque du contrôle convoque une assemblée élitiste pour décider de l’avenir du monde, et c’est un fiasco.
Les dérives de l’intelligence artificielle
La série s’attaque au sujet très actuel de l’intelligence artificielle, à la fois d’un point de vue artistique (un cinéaste demande à l’IA d’Andy d’écrire “un chapitre de Harry Potter dans le style d’Ernest Hemingway”) et plus largement, pose la question des gardes-fou dans son final malin.
Brit Marling et Zal Batmanglij accordent le fond à la forme, avec une superbe photographie en clair obscur dans le bunker high tech où sont piégés les protagonistes, et une utilisation toute aussi inspirée des somptueux décors extérieurs. Neige et thriller font bon ménage. On vient aussi pour admirer l’esthétique du duo, perfectionnée depuis leur premier film, Sound of my voice (2009) et qui nous avait aussi séduite dans The OA.
Si Un meurtre au bout du monde souffre de quelques rebondissements prévisibles, la série se distingue par son propos actuel. Elle dépoussière habilement le genre du whodunit. Le personnage de Darby Hart, le cœur de la série, est une réussite. On a envie de la revoir dans de nouvelles aventures.
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