Parce que cette analyse contient de légers spoilers d’Anatomie d’une chute, le visionnage du film est fortement recommandé avant la lecture.
« Samuel s’est suicidé, c’est évident ». « Ce plan à 1 heure et 13 minutes est la preuve irréfutable que c’est elle qui l’a tué », « Regarde Snoop à ce moment-là : il sait grâce à son instinct que c’est un meurtre. » Anatomie d’une chute est sorti il y a maintenant 8 mois. Pourtant personne n’a résolu son mystère. Personne n’a découvert le détail caché dans un récoin du décor. Personne n’a dégainé la théorie à laquelle on n’avait encore pensée. Et pour cause : c’est peut-être la preuve que l’on ne regardait pas au bon endroit.
Si l’on considère Anatomie d’une chute comme un jeu de piste, alors celui-ci n’a pas commencé en 2023. Il est né en même temps que le cinéma de Justine Triet.
Comédie (La bataille de Solférino, 2013), comédie dramatique, (Victoria, 2016), drame (Sibyl), ou thriller (Anatomie d’une chute, 2023), le registre et le ton des films de Justine Triet a beau changer au fil des titres, son cinéma ne raconte pas seulement des petites trajectoires de personnages ou des faits divers. Il construit la vision du monde d’une cinéaste.
La force d’Anatomie d’une chute n’est pas sa mort mystérieuse mais son questionnement sur le couple
L’amour a beau être le sujet le plus banal qui soit au cinéma, voir le couple questionné est paradoxalement, très rare. Combien de films interrogent le couple en tant que système ? En tant qu’organisation travaillée par des rapports de domination et de pouvoir qui lui sont propres et qui parfois, échappent même aux individus qui composent ce couple ? Le couple en tant qu’accord impliquant forcément des sacrifices et des formes, assumées ou non, conscientes ou non, de violence ?
Voilà le vrai sujet d’Anatomie d’une chute. Justine Triet s’amuse à mener une enquête si minutieuse qu’elle en devient presque absurde – étudier la trajectoire de minuscules gouttes de sang, fouiller dans la vie privée de Sandra, utiliser sa bisexualité comme objet de suspicion. En situant son film dans un tribunal qui tourne en rond pendant 2h30, Triet fait ressortir l’incapacité de la justice à penser ces dynamiques de violence et de pouvoir qui contaminent jusqu’à l’intime. L’obsession du micro-détail et des normes de la Cour – parler un français irréprochable, être hétéro et monogame, la rend aveugle à l’évidence même. La coupable, c’est la violence inhérente au couple.
De plus, si Anatomie d’une chute peut laisser un sentiment de mystère ou d’inachevé, c’est qu’en réalité, on peut le considérer comme le deuxième volet d’un diptyque que Justine Triet a commencé en 2013 avec son tout premier film, La Bataille de Solférino.
La Bataille de Solférino, de quoi ça parle ?
Laetitia, journaliste télé, couvre la présidentielle. Elle a confié ses filles, deux enfants en bas-âge, à un baby-sitter très peu expérimenté. Mais voilà que débarque Vincent, son ex, pour voir leurs filles. Il ne lâche pas l’affaire. Chez Laetitia ou rue Solférino où elle suit une manifestation quelques heures avant l’annonce des résultats, il la harcèle. Gamines déchaînées, baby-sitter submergé, amant vaguement incruste, avocat misanthrope, France coupée en deux : tout s’emmêle, rien ne va plus.
Le film est porté par Laetitia Dosch, Vincent Macaigne et Arthur Harari (le co-scénariste d’Anatomie d’une chute.)
Anatomie d’une chute et La bataille de Solférino, deux films opposés mais jumeaux
Du point de vue de la forme, Anatomie d’une Chute et La bataille de Solférino sont aux antipodes l’un de l’autre. D’un côté, Anatomie d’une chute oscille entre les ambiances feutrées d’une grande maison habitée par un couple qui ne se parle pas, et celle d’un tribunal régi par des normes de comportement, de langage et d’apparence millimétrées. Le tribunal est un haut lieu de la langue : le pouvoir des avocats, c’est de si bien manier la parole qu’on leur confère le droit de dire ce qui est vrai et juste. « Ce n’est pas la question » répond d’ailleurs Vincent, l’avocat de Sandra quand elle lui dit qu’elle est innocente. Dans ce monde judiciaire, ce que l’on considère comme la vérité est reconfiguré. Dans le tribunal, on passe au peigne fin les discours tenus par les témoins, et on scrute le moindre mot de travers des suspects. Au fond, le monde de la Cour n’a que son obsession pour la parole comme outil pour établir la justice dans un couple mutique.
À l’inverse, La Bataille de Solférino est un film cacophonique sans une seule seconde de silence. Dans la rue, la foule des électeurs de Sarkozy ou Hollande n’arrêtent pas de crier : des slogans, des revendications, des insultes à leurs adversaires, des pleurs de déception. Or, l’espace de l’appartement, censé être le lieu de l’intime, est tout aussi bruyant et bordélique que la rue. Du début à la fin, les deux petites filles ne cessent d’hurler de colère, de faim, de fatigue. Vincent déverse des insultes, des reproches, des flots de paroles comme du vomi sur Laetitia.
Anatomie de la violence
En imbriquant évènement public de très grande échelle – une élection présidentielle française à celui du privé – la gestion chaotique d’une famille et d’un divorce, Justine Triet faisait voler en éclat la distinction entre intime et politique. Penser que l’espace de l’appartement ou de la maison est un refuge à l’abri du chaos n’est qu’une illusion.
Une décennie plus tard, il n’y a rien d’étonnant à ce que la réalisatrice imagine Anatomie d’une chute. C’est comme si ce second film commençait là où finissait La bataille de Solférino, film tellement sous tension qu’il semble prêt à exploser à tout moment. Dans Anatomie, on arrive après l’explosion, et on essaye de comprendre pourquoi elle est arrivée.
Dès lors, peu importe que la mort du film soit un suicide, un meurtre, un accident ou même un phénomène paranormal. Ce qui intéresse Justine Triet, c’est cette profonde incommunicabilité et cette violence systémique qui n’épargne rien ni personne, à commencer par les femmes. Une violence sociale, politique, sociale, patriarcale qui contamine tout, jusqu’aux recoins les plus intimes, menant soit à l’absurde et l’humour dans La Bataille, soit à la tragédie dans Anatomie.
D’ailleurs, La Bataille de Solférino est à cheval entre cinéma de fiction et documentaire (sur le tournage du film rue de Solférino, les manifestants pensaient que Laetitia Dosch était vraiment journaliste pour I télé). Cette imbrication entre fiction et documentaire, politique et intime, intérieur et extérieur infuse et caractérise les films de Justine Triet. C’est un cinéma du décloisonnement, où les dynamiques de pouvoir sont comme des ras-de-marée qui brisent tous les murs.
Précisons enfin que Rimmel, le chien de La Bataille de Solférino, n’a presque rien à envier à Snoop d’Anatomie d’une chute. De quoi nous rappeler qu’il n’y a que les chiens qui, par leur loyauté et leur désintéressement au moindre privilège, échappent à tout ce raffut.
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