La nouvelle est tombée comme un coup de tonnerre. Dans la soirée du dimanche 28 novembre 2021, le groupe de luxe LVMH a annoncé que l’un de ses talents les plus brillants venait d’être foudroyé par la maladie.
Virgil Abloh, fondateur du label streetwear de luxe Off-White en 2013 et directeur artistique de Louis Vuitton homme depuis 2018, est décédé des suites d’un cancer (un angiosarcome cardiaque) qu’il combattait secrètement depuis 2019. Il avait seulement 41 ans.
Virgil Abloh, rare directeur artistique noir du luxe, est mort le 28 novembre 2021
Si les postes de direction artistique dans le luxe occupés par des femmes se comptent avec les deux mains, il en suffit d’une seule pour y compter les personnes noires, et Virgil Abloh figurait justement parmi ces rares exceptions.
C’est l’une des raisons pour lesquelles sa nomination au poste de la direction artistique des collections masculines de Vuitton avait tant marqué les esprits dans l’industrie, et pourquoi sa disparition attriste en particulier des personnes afro-descendantes des milieux créatifs qui pouvaient voir en lui une forme de figure tutélaire.
Virgil Abloh, une carrière éclair, faite de disruptions
Comme un éclair, la carrière de Virgil Abloh a été faite de successions de virages à 90°C, pour toujours surgir là où on ne l’attendait pas et disrupter le marché.
Architecte de formation, il ouvre un concept-store dès 2009 — entre la galerie d’art et la boutique — et rejoint l’équipe créative de Jay-Z. Avec le rappeur, il est souvent pris en photo à la sortie des défilés parisiens ; leurs street styles deviennent régulièrement viraux.
En 2011, Virgil Abloh s’affirme comme directeur artistique de l’album Watch the Throne, de Jay-Z et Kanye West, dont la jaquette lui vaut une nomination pour le Grammy Award de la meilleure pochette d’album.
L’année suivante, il lance son premier label streetwear Pyrex Vision, qui suscite aussitôt une forme de culte, capable de causer des cohues dans les boutiques de mode pointues.
Son succès en tant que designer et directeur artistique s’alimente de sa proximité créative avec des poids lourds de la musique, qu’il conseille et habille souvent — en plus de sa propre carrière de DJ. C’est fort de cette réputation qu’il lance Off-White en 2013, une marque dont le succès public ferait presque oublier les nombreuses critiques.
Car Virgil Abloh s’affirmait aussi comme un designer controversé. Parmi ses faits d’armes : racheter des stocks de chemise Ralph Lauren ou des sweats Champion afin d’y ajouter son propre logo ! De jeunes créateurs l’accusaient aussi régulièrement de plagiats.
En fait, réviser la copie des autres comptait parmi son arsenal créatif et il l’assumait complètement. C’est même ce qu’il surnommait « la règle des 3% » : il suffirait de reprendre une idée déjà existante, et de la changer un petit peu (au moins 3%) pour qu’elle apparaisse comme nouvelle, expliquait Virgil Abloh lors d’une conférence à l’école de design d’Harvard.
Une autre de ses signatures stylistiques consistait à inscrire une expression auto-référentielle sur un vêtement ou un accessoire. Comme « hex-nut-shaped ring » (signifiant : « bague en forme d’écrou hexagonal ») sur une bague en forme d’écrou hexagonal, ou « for walking » (« pour marcher » sur des bottes).
Beaucoup y voyaient une forme de fulgurance artistique, d’autres de la paresse créative qui sait qu’il suffit de faire preuve d’ironie pour être prise pour du génie.
À l’image de Demna Gvasalia chez Balenciaga, Virgil Abloh se réclamait de Marcel Duchamp (et son urinoir renversé pour le rebaptiser Fontaine) ou d’Andy Warhol (et ses sériegraphies de boîte de conserve de soupe) avec ce genre de gestes tenant du ready-made et se moquant de la production en série, de l’hyper-consommation.
En fait, Virgil Abloh faisait partie de cette nouvelle génération de directeurs artistiques, moins grands couturiers que catalyseurs d’influences, attirant davantage les foules à l’aide de concepts upcyclés plutôt que de chercher à créer des révolutions vestimentaires tous les deux mois.
Et tant pis si une grande partie de la critique le fustigeait : ce DA-influenceur avait bien compris qu’il pouvait s’en passer pour inspirer et vendre directement auprès du grand public.
Virgil Abloh laisse une empreinte lumineuse, de Off-White à Louis Vuitton
Forcément, le talent commercial et l’influence de Virgil Abloh ont fini par taper dans l’oeil de LVMH qui l’a embauché pour diriger les collections masculines de Vuitton dès 2018. Il est alors devenu l’un des rarissimes DA noirs de l’industrie du luxe.
Il a tenu à le souligner à travers la plupart de ses collections, par exemple en employant une cabine de mannequins plus mélaminés que jamais auparavant chez Vuitton dès son premier défilé printemps-été 2019 (donc présenté en juin 2018).
Ou encore à travers l’usage de Kente (tissu traditionnel africain, notamment porté lors de grandes cérémonies au Ghana — dont est originaire Virgil Abloh) pour la collection Louis Vuitton homme automne-hiver 2021-2022.
Sauf qu’en cumulant Louis Vuitton homme, Off-White, ainsi que d’autres projets créatifs (comme designer de meubles et DJ), Virgil Abloh a commencé à montrer des signes d’épuisement.
En 2019, il avait pris un congé maladie, publiquement annoncé par le groupe de luxe tant c’est rarissime — cette annonce avait d’ailleurs suscité autant de moqueries que d’inquiétude dans l’industrie, d’autant que l’apparence physique du designer pouvait déjà paraître alarmante.
Virgil Abloh et Chadwick Boseman, deux hommes noirs moqués avant de mourir de cancers tenus secret
Cette fin de vie de Virgil Abloh peut d’ailleurs rappeler celle de Chadwick Boseman. L’allure de cet acteur noir prolifique avait été raillée sur les réseaux sociaux et dans des médias, avant qu’on apprenne finalement qu’il travaillait malgré les souffrances causées par un cancer du côlon au stade 3 puis 4 qu’il gardait secret et qui a fini par l’emporter le 28 août 2020 à l’âge de 43 ans.
La disparition le 28 novembre 2021 à 41 ans de Virgil Abloh, qui débordait lui aussi de travail tout en luttant contre un cancer, peut donc interroger à plusieurs égards. Sur l’injonction à l’excellence, mais aussi au silence quant à ses souffrances, lorsqu’on est une personne noire en situation minoritaire. A fortiori, peut-être, un homme.
Ressurgit aujourd’hui une photo des deux hommes à la fin du premier défilé Vuitton mené par Virgil Abloh, qui raconte beaucoup de cet enjeu des masculinités noires.
La géographe afro-américaine Ruth Wilson Gilmore définit d’ailleurs le racisme comme une exposition différenciée à une mort prématurée, dans Golden Gulag: Prisons, Surplus, Crisis, and Opposition in Globalizing California, University of California Press, 2007.
Les statistiques ethniques aux États-Unis le prouvent depuis longtemps, et la surmortalité face au Covid en Seine-Saint-Denis le suggère lourdement en France. Les morts de Chadwick Boseman et Virgil Abloh le rappellent tristement encore aujourd’hui : structurellement, on a moins de chance de faire de vieux os quand on est une personne noire, a fortiori un homme.
Virgil Abloh laisse donc derrière lui sa marque de mode prolifique Off-White (dont LVMH est devenu actionnaire minoritaire), un poste vacant à la tête de Vuitton homme, ainsi qu’un immense impact culturel. Mais aussi son épouse Shannon Abloh, ses enfants Lowe et Gray, une soeur Edwina, et ses parents.
Et peut-être également un éclair de rappel quant à l’importance de prendre soin de soi et des autres, y compris des hommes noirs, qui ne sont pas des bêtes de somme insensibles. Certes, la pression crée des diamants. Mais à quel prix ?
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Crédit photo de Une : capture d’écran d’une vidéo YouTube du New York Times avec Virgil Abloh.
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