Les mots d’Audrey Pulvar étaient durs, précis, tranchants. « J’entends beaucoup parler de libération de la parole. Sachez que ça ne libère pas grand-monde, on ne repart pas joyeux et léger », a-t-elle énoncé sur France Inter, ce 15 février 2020. La radio l’avait invitée à s’exprimer sur les accusations de pédocriminalité à l’encontre de son père, Marc Pulvar, qui ont surgi dans la presse française la semaine passée.
Au milieu de cet entretien si dense, cette phrase résonne particulièrement. L’entièreté du discours d’Audrey Pulvar doit être écouté (ici), entendu et partagé. Elle y dit et redit qu’il faut écouter les victimes, les croire et leur laisser du temps. Mais ces quelques mots ont une force relativement inédite, car ils sont très peu prononcés dans l’espace public.
« Ça ne libère pas grand-monde, on ne repart pas joyeux et léger. »
La « libération de la parole » ne suffit pas
Voilà quelques temps que le terme de « libération de la parole » commence à être nuancé. Non pas que les mots soient moins considérés qu’avant : on souhaite juste que les choses aillent plus loin. On commence désormais à parler de libération de l’écoute — une formulation notamment mise en avant pendant la vague #MeTooGay. « Ne libérez pas notre parole, écoutez-la », écrivait récemment Agathe Hocquet dans la newsletter de Louie Media :
« Depuis l’éclatement de l’affaire Weinstein et le mouvement #MeeToo, une expression revient sans cesse, en boucle: la parole se serait enfin libérée. Ce n’est pas vrai. Il aura “simplement” fallu que les victimes et/ou les accusé·e·s soient des personnes connues pour que la société décide enfin que la parole des concerné·e·s pouvait être écoutée. »
Pourquoi est-il encore si difficile d’entendre la parole des victimes ? Un des mécanismes repose sur la supposition erronée selon laquelle une victime aurait quelque chose à gagner à dénoncer un acte répréhensible. Il n’y qu’à voir le volume de commentaires inquiets qui émergent, à chaque nouvelle affaire, autour du risque de « fausses accusations », qui seraient supposément légion (c’est faux : elles existent, oui, mais sont loins d’être aussi répandues que ce que l’inconscient collectif semble transporter).
Qu’importe que l’on retrouve, dans l’histoire, beaucoup moins d’hommes faussement accusés de viol que de victimes ayant pris le risque de parler, et qui en ont payé un prix très élevé — rappelez-vous la ferveur avec laquelle la classe politique s’était élevée pour minimiser l’affaire DSK, remettre en question la victime Nafissatou Diallo et minimiser son agression
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La parole des victimes, et tout ce qu’elle sous-entend
« Ça ne libère pas grand-monde, on ne repart pas joyeux et léger. »
Ce que dit Audrey Pulvar doit résonner aussi fort que possible, partout. Une victime qui prend la parole, que ce soit auprès de ses proches ou publiquement, prend un risque. Elle a pesé le pour et le contre des centaines de fois, elle a conscience qu’on lui opposera des doutes, des questionnements, que beaucoup ne la croiront pas, que certains préfèreront ne « pas prendre position » (ce qui est, en soi, une position, qu’elle parte d’une intention louable ou non), que d’autres se demanderont pourquoi elle a attendu si longtemps, chercheront à pointer ses défauts à elles, ses propres failles. Si elle n’est pas infaillible, peut-elle être une vraie victime ?
Prendre la décision de parler, c’est savoir que l’on risque encore plus que lorsque l’on se taisait.
Parler, c’est s’exposer.
Parler, c’est se rajouter un fardeau.
La parole des victimes « se libère », et après ?
« Ça ne libère pas grand-monde, on ne repart pas joyeux et léger. »
Cette phrase d’Audrey Pulvar ne s’applique pas qu’à l’échelle individuelle : la « libération de la parole » ne libère pas non plus notre société, du moins pas à court terme. Plus les victimes parlent, plus on s’affaisse collectivement devant l’ampleur des combats à mener, l’ampleur des injustices, l’ampleur des viols et des actes incestueux commis par des hommes (98% en France), l’ampleur du travail qu’il reste à mener pour déconstruire la masculinité, cet état oppressif qui génère des agresseurs et des violeurs.
Comme l’a montré une récente étude de l’Ined en novembre 2020 sur l’inceste, « les hommes de la famille (pères, frères et demi-frères, oncles, grands-pères, autres hommes de la parenté, beaux-pères…) ou proches de la famille représentent la quasi-totalité des auteurs de violences sexuelles. » Pourtant, rien que le fait de l’écrire peut valoir des remises en question, des indignations, voire des censures de la part de plateformes qui ne sont, elles non plus, pas armées pour les libérations de parole, et modèrent automatiquement, dépassées par le poids de leur responsabilité.
Ce sujet est abordé dans le livre Ta main sur ma bouche, sorti en 2021 aux éditions Nil, qui nous plonge dans la vie d’une bande d’amis forcés de réaliser qu’ils ont abandonné une femme qui avait dénoncé son agression par l’un des membres du groupe. On y voit tout : le doute, la présomption de mensonge, le jugement, l’abandon.
Personne n’en ressort libéré, personne n’en ressort joyeux, personne n’en ressort léger. Mais il faut en passer par là.
Cette « libération de la parole » personnelle ne libère pas sa victime, mais lui permet de construire autre chose, et à tous les gens autour d’acquérir de nouveaux réflexes, de nouvelles remises en question, pour que les choses changent. Ainsi, Audrey Pulvar recentre le sujet :
« Ce que veulent les victimes, c’est pas d’être protégées, c’est qu’on ne viole plus […] Comment chacun et chacune d’entre nous doit se poser la question dont on empêche ce genre de crimes de se produire. »
Marc Pulvar est décédé en 2008. Il était un des visages du syndicalisme français, et a marqué le paysage politique martiniquais. Il est accusé par trois de ses nièces, Karine Mousseau, Barbara Glissant et Valérie Fallourd, d’avoir abusé d’elles lorsqu’elles avaient moins de 10 ans. « Ces choses-là prennent du temps, les victimes ont mis 25 ans à parler », a expliqué Audrey Pulvar sur France Inter, « et ensuite 20 ans avant de pouvoir dire le nom de mon père à haute voix. »
Lorsque les accusations à l’encontre de Marc Pulvar sont sorties, de nombreux médias ont choisi de mettre en avant sa fille, ancienne journaliste aujourd’hui adjointe d’Anne Hidalgo à la mairie de Paris — certes, plus connue que lui en France, mais n’ayant pourtant aucune responsabilité envers les actes qu’il aurait commis. Encore une fois, une femme a été sommée de rendre des comptes pour les actes présumés d’un homme de son entourage.
C’est donc une semaine plus tard qu’Audrey Pulvar est allée réitérer à la radio ce qu’elle avait déjà affirmé avec force dans la dépêche AFP qui a relayé les accusations à l’encontre de son père. Elle croit les victimes.
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